Des kilomètres de tranchées creusées sur les plages, des fossés et des pyramides en acier dressées sur les routes menant à la Crimée. Des images satellites délivrées par la société américaine Maxar et diffusées par le Washington Post traduisent l'angoisse de la Russie quant à l'avenir de ce territoire, annexé de façon unilatérale par ses soins en 2014. Et si l'Ukraine s'apprêtait à mener une contre-offensive pour récupérer cette péninsule hautement stratégique ? L'hypothèse est en tout cas considérée avec beaucoup d'attention par Moscou.
Il faut dire que Kiev réitère à l'envi son désir de récupérer ce territoire qui lui a été confisqué il y a près de dix ans. "Notre objectif est de libérer l'ensemble de nos territoires. La Crimée est notre terre, notre territoire, notre mer et nos montagnes", déclarait Volodymyr Zelensky en janvier dernier avant de réaffirmer sa détermination le week-end dernier. "Il n’y a pas d’autre solution pour l’Ukraine, ou pour le monde, que la désoccupation de la Crimée. Nous retournerons en Crimée", a martelé le dirigeant ukrainien, rejetant ainsi la proposition de son homologue brésilien Lula pour parvenir à un accord de paix.
Importance stratégique
Une volonté de fer que Volodymyr Zelensky n'a pas toujours clamée haut et fort, notamment aux premières heures du conflit. "Il disait 'on verra après' et a même estimé au tout début du conflit qu'une telle opération conduirait à des pertes humaines trop importantes", se souvient Carole Grimaud, enseignante en géopolitique de la Russie à l'Université de Montpellier. Comment expliquer alors un tel changement de paradigme ? "Je pense que c'est lié aux résultats de l'armée ukrainienne qui a notamment récupéré Kharkiv (la deuxième ville du Pays Nldr). Ça leur a mis du baume au coeur et ils se sont dits 'on va y arriver'. Parler de récupérer la Crimée permet aussi de soutenir le moral des troupes et de les galvaniser", analyse Carole Grimaud.
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Par ailleurs, l'atout stratégique que représente la Crimée et son port basé à Sébastopol sur la mer Noire, entretient la détermination de Kiev. "La Crimée, c'est la présence en mer Noire. Les basales maritimes et navales sont là. Il y a énormément d'enjeux économiques et énergétiques", insiste Carole Grimaud.
Les livraisons occidentales bientôt opérationnelles
Récemment, l'Ukraine a même publié un plan en 12 points prévoyant dans le détail les mesures qu'elle prendrait en Crimée, une fois que la péninsule aura réintégré son giron. Une perspective encore lointaine, mais qui s'accompagne de préparatifs minutieux sur le plan militaire. Des soldats ukrainiens s'entraînent d'arrache-pied dans l'optique d'atteindre cet objectif. De quoi laisser peu de doutes quant aux grandissantes ambitions de Kiev. "Ça fait donc 5 mois que les Ukrainiens accumulent ce qui leur est fourni sans lancer de grande offensive coûteuse, donc ils ont probablement des stocks importants de matériels et de munitions", fait remarquer Xavier Tytelman, consultant aéronautique et défense.
Pour Moscou, tracassé à l'idée de perdre ses gains territoriaux en Ukraine, l'heure est donc aux barricades. "Cela fait déjà plusieurs mois que l'on voit les Russes creuser des tranchées et des obstacles dans le nord de la Crimée", souligne Anne de Tinguy, professeure émérite à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales) et spécialiste de la Russie. Les livraisons d'armes occidentales à Kiev sont prises très au sérieux par le camp russe, d'autant que les blindés promis à l'Ukraine devraient être opérationnels à la fin du printemps. Rendant encore plus concevable la thèse d'une grande contre-offensive. L'apparition d'une milice militaire privée, baptisée "Convoy" et créée à la fin de l'année 2022 par Sergueï Axionov, chef de la République de... Crimée, depuis son annexion, peut également être vue comme un moyen de défense supplémentaire en cas d'attaque ukrainienne.
Une ligne rouge ?
Reste à savoir quand cette dernière aura lieu. "Je ne saurais pas dire. D’ailleurs, il est impossible de savoir, car nous n'avons aucune information", estime Anne de Tinguy. Quant au risque de réaction disproportionnée de Moscou devant une contre-offensive destinée à récupérer des territoires qu'elle considère comme siens, tous les experts accordent leur violon. "Certains évoquent une ligne rouge qui pourrait pousser Poutine à recourir à des armes tactiques. Mais en 14 mois de conflit, beaucoup de ces soi-disant lignes rouges ont déjà été franchies sans que cela n'entraîne l'utilisation de ces armes", conclut Anne de Tinguy.