"Nous avons vaincu ISIS [l'État islamique] en Syrie, ma seule raison d'être là-bas pendant ma présidence. Après ces victoires historiques, il est temps de ramener nos jeunes gens extraordinaires à la maison." C'est dans une série de tweets, accompagnés d'une vidéo, que Donald Trump a confirmé, mercredi, le désengagement des troupes américaines de la Syrie. Un retrait "total", a expliqué un responsable anonyme à l'AFP, qui interviendra le plus vite possible, dans les 60 à 100 jours.
After historic victories against ISIS, it’s time to bring our great young people home! pic.twitter.com/xoNjFzQFTp
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 19 décembre 2018
Pourtant, le départ des quelque 2.000 soldats américains actuellement déployés dans le nord de la Syrie n'est pas sans poser des questions. Ils laissent derrière eux des alliés, dont la France, toujours engagée sur le terrain, et des populations civiles, notamment kurdes. Le désengagement de Washington rebat les cartes géopolitiques de la région, en laissant la porte ouverte à plusieurs puissances, notamment la Russie, l'Iran mais aussi la Turquie, pour accroître leur influence. Sans compter que l'annonce même de la victoire sur Daech est très contestée.
Daech, vraiment vaincu ?
C'est l'argument n°1 de Donald Trump : l'État islamique vaincu, il n'y a aucune raison de laisser les "boys" américains en Syrie. Il y a un an déjà, gouvernements russe et irakien annonçaient la fin de Daech. En tant que "califat", c'est vrai, l'organisation a subi défaites sur défaites, finissant en lambeaux. Mais nombre d'observateurs alertent sur la subsistance de poches de résistance aptes à mener une guerilla. Selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), environ 2.000 djihadistes sont retranchés dans le sud-est syrien, ainsi qu'à proximité de la frontière irakienne.
"Même si la fin du califat en tant que territoire est maintenant clairement à portée de main, la fin de l'Etat islamique prendra beaucoup de temps", disait encore la semaine dernière Brett McGurk, émissaire des Etats-Unis pour la coalition internationale antijihadiste. Londres et Paris ont répété la même chose, mercredi, après l'annonce du retrait des troupes américaines. "La coalition internationale contre Daech a fait d'énormes progrès", a admis un porte-parole du ministère britannique des Affaires étrangères. "Mais il reste beaucoup à faire et nous ne devons pas perdre de vue la menace qu'ils posent. Même sans territoire, Daech demeure une menace."
2 - Mais Daech n’est pas rayé de la carte, ni ses racines d’ailleurs, il faut vaincre militairement de manière définitive les dernières poches de cette organisation terroriste.
— Florence Parly (@florence_parly) 20 décembre 2018
Sur Twitter, la ministre française des Armées, Florence Parly, a souligné que "Daech est passé à la clandestinité et en mode insurrectionnel dans sa manière de combattre. [L'EI] n'est pas rayé de la carte, ni ses racines d'ailleurs. Il faut vaincre militairement de manière définitive les dernières poches de cette organisation terroriste." Pour le sénateur républicain de Floride Marco Rubio, le désengagement des troupes américaines est donc "une erreur qui hantera l'Amérique pendant des années".
Que va-t-il se passer pour les alliés européens en Syrie… ?
Les soldats américains sur place, essentiellement des forces spéciales, laissent derrière eux leurs alliés, notamment britanniques et français. Un véritable camouflet pour ceux qui ont essayé jusqu'au bout de convaincre Donald Trump de rester. En avril dernier, sur BFM TV, Emmanuel Macron se félicitait d'avoir "convaincu [le président américain] de rester dans la durée" en Syrie.
La volte-face du président américain n'a, a priori, pas d'impact sur l'implication française sur place. Jeudi matin, la ministre des Affaires européennes Nathalie Loiseau a confirmé que la France "reste" engagée militairement en Syrie. Mais la présence de l'armée hexagonale est limitée à celle de l'armée de l'air, du moins officiellement (car, selon France 24, des forces spéciales étaient bien présentes au mois d'août dernier en renfort de l'armée terrestre américaine). En avril dernier, lors des frappes conjointement menées, l'Hexagone avait mobilisé des frégates et 16 avions de chasse. La Grande –Bretagne 4. Seuls, les alliés des Etats-Unis ne peuvent garantir la stabilité de la région.
…et pour les Kurdes ?
Ce sont les alliés kurdes de l'armée américaine qui ont le plus violemment réagi, jeudi, à l'annonce de Donald Trump. De fait, dans le nord de la Syrie, la milice YPG, ou Unités de protection du peuple, se bat avec l'appui de Washington contre Daech. Ce retrait "aura un impact négatif sur la campagne antiterroriste", ont prévenu jeudi les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont fait partie l'YPG. "Cela offrira au terrorisme une opportunité de se reprendre et de lancer une nouvelle campagne dans la région."
Pour ces Kurdes, la trahison américaine est d'autant plus difficile à digérer qu'ils sont sous une autre menace : celle de la Turquie. Le président turc Recep Tayyip Erdogan avait lundi menacé de "se débarrasser" de cette milice, qu'il considère comme une organisation "terroriste" liée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Jusqu'ici, l'appui de Washington permettait à l'YPG d'échapper aux représailles. Il s'agit donc d'un "abandon", selon des sources officielles citées par le New York Times, qui pourra avoir des conséquences à l'avenir. Les Etats-Unis pourraient éprouver de grandes difficultés à nouer de nouveaux partenariats avec des alliés locaux sur des opérations antiterroristes de terrain dans d'autres pays, comme en Afghanistan, au Yémen ou en Somalie.
Qui sont les grands gagnants de ce retrait ?
Outre Daech, le départ des troupes américaines, qui rebat complètement les cartes en termes géopolitiques dans la région, pourrait avantager d'autres forces en présence. À commencer, bien sûr, par le régime de Bachar Al-Assad. L'administration américaine a dit et répété ces dernières semaines qu'il n'était pas question pour elle d'organiser le départ du dictateur syrien. Ce désengagement lui laisse le champ complètement libre, ainsi qu'à ses alliés russes et iraniens. D'ailleurs, le ministre américain de la Défense, Jim Mattis, avait mis en garde contre un départ précipité de Syrie, évoquant le risque de "laisser un vide qui puisse être exploité par le régime Assad ou ses soutiens".
" Le retrait américain va récompenser la déstabilisation régionale entreprise par l'Iran et l'intervention russe. "
Dans The Atlantic, la directrice-générale adjointe de l'International Institute for Strategic Studies britannique, Kori Schake, estime donc que le revirement de Donald Trump va "récompenser la déstabilisation régionale entreprise par l'Iran et l'intervention russe". Sur la question iranienne, cette décision est donc en totale contradiction avec l'attitude d'extrême fermeté adoptée jusqu'ici par le président américain.
Quelles conséquences pour les voisins de la Syrie ?
Du côté d'Israël, la déception est palpable dans le communiqué publié mercredi par Benjamin Netanyahou. Celui-ci parle d'une "décision américaine", certes connue à l'avance. Le pays "saura se défendre" contre les éventuelles menaces venues de Syrie, a assuré le Premier ministre. Israël a déjà mené des dizaines de frappes en Syrie depuis le début de la guerre, en 2011, visant des positions iraniennes ainsi que le Hezbollah, organisation islamiste d'origine libanaise alliée de la Syrie.
Selon Kori Schake, le gouvernement irakien, mais aussi, un peu plus loin de la Syrie, afghan, "ont des raisons d'être très, très inquiets" de la décision de Donald Trump. "Car si la Syrie peut être aussi facilement balayée, comment justifier de poursuivre l'aide apportée à l'Irak, où Daech est encore plus mal en point ?" Et comment le gouvernement afghan pourrait-il avoir l'assurance que les Etats-Unis ne vont pas l'abandonner aussi, alors que le combat en Afghanistan lui coûte plus cher pour des progrès moins évidents encore ?