Depuis la publication des résultats de la présidentielle algérienne vendredi, le Hirak, mouvement de protestation populaire qui secoue le pays depuis dix mois, a repris de plus belle. Les contestataires estiment que le président nouvellement élu, Abdelmajid Tebboune, n’est qu’une marionnette suspendue aux mains des militaires et notamment du chef d’Etat major des armées, Ahmed Gaïd Salah. "Il a été à l’évidence choisi par ce qu’on appelle les ‘décideurs’, cette poignée de militaires qui sont les véritables maîtres du pays", confirme Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabe et auteur du récent livre Algérie, la nouvelle indépendance (éditions du Seuil), samedi matin sur Europe 1.
"Une mascarade électorale"
Dès le début des manifestations à Alger et en Kabylie vendredi, le nouveau chef d’Etat, ex-Premier ministre de l'ancien président Abdelaziz Bouteflika, a donné une conférence de presse à Alger dans laquelle il a déclaré vouloir tendre la main aux manifestants. "Le dialogue doit s’établir, c’est impératif pour l’avenir de l’Algérie", soutient le spécialiste. "Mais pour que ce dialogue soit authentique, il faut que les décideurs y participent pleinement. Depuis des décennies, les généraux qui tiennent le pays mettent en avant une façade civile pour ne pas assumer les conséquences directes et publiques de leurs actes. Remettre Abdelmajid Tebboune en avant pour lui faire dire des choses sympathiques et sans grande substance ne servira à rien."
Jean-Pierre Filiu dénonce notamment "une mascarade électorale" : "Le scrutin présidentiel s’est déroulé à l’ancienne. On n’a aucun moyen de vérifier la réalité des chiffres annoncés, que d’expérience on peut mettre en doute, et le régime lui-même a été obligé d’admettre un niveau historique d’abstention." Le taux de participation s’élève à 41,13%. Il est le plus faible de toutes les présidentielles pluralistes de l’histoire de l’Algérie et est inférieur de plus de 10 points à celui du précédent scrutin, le plus faible jusqu’ici.
Depuis plusieurs semaines, le chef d’Etat major des armées, Ahmed Gaïd Salah, affirmait que la participation serait massive. "Le régime a eu tellement peur d’aller vers un deuxième tour qu’il s’est arrangé pour qu’il y ait un président élu dès le premier tour, pour limiter la casse", poursuit le spécialiste.
"D’un peuple sans président à un président sans peuple"
Quelle suite pour ce sursaut d’indignation ? "Le mouvement du Hirak va durer car il rejette la légitimité de ce président et il a réussi à montrer qu’il était le détenteur de cette flamme patriotique", assure Jean-Pierre Filiu. "On est passé d’un peuple sans président à un président sans peuple. "Je suis convaincu que le moment viendra où même les décideurs seront contraints d’accepter cette réalité populaire et d’ouvrir enfin un dialogue."
Pour lui, la principale arme du mouvement reste la non-violence : "Ils n’en n’ont jamais dévié malgré les provocations, les arrestations, la répression… Cette non-violence désarme le régime surarmé. En ne cédant pas, le mouvement ne cède pas sur ses exigences fondamentales, à savoir un dialogue pour remettre à plat les institutions."
En revanche, peu de chances selon lui pour que les militaires se lancent dans une offensive agressive pour écraser le mouvement. "Il y a eu des tentations de violence, qui ont toujours été neutralisées par le sang-froid des manifestants", estiment Jean-Pierre Filiu. "D’autre part, l’armée algérienne a changé : ce ne sont pas les militaires qui sont en première ligne dans la rue mais les forces de l’ordre. Cela fait une grande différence par rapport à 1988, quand les premières émeutes pro-démocratie avaient été étouffées dans le sang. Le demi-million de soldats mobilisé est en phase avec leur société. Ce n’est pas l’armée en elle-même qui pose problème mais Ahmed Gaïd Salah et quelques généraux sclérosés, formés à l’école soviétique, qui refusent d’entrer dans le monde moderne avec le peuple algérien."
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