C’est un fait divers, particulièrement sinistre, qui ébranle l’Espagne depuis ses couvents jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir. Le jugement qui a disculpé jeudi dernier cinq Espagnols de viol a jeté dans la rue des dizaines de milliers de personnes, qui réclament notamment la révocation des magistrats à l’origine du verdict. De son côté, le pouvoir espagnol envisage une réforme du Code pénal. Europe 1 revient sur les temps forts d’une affaire qui, de l’autre côté des Pyrénées, agite l’opinion depuis des mois.
Un procès ultra-médiatisé et décrié
Les faits remontent à 2016. En marge des fêtes populaires de la San Fermin à Pampelune, cinq hommes, alors âgés de 25 à 27 ans, ont des relations sexuelles non consenties avec une jeune Madrilène de 18 ans. La vidéo qu’ils ont réalisée de l’agression est postée sur un groupe WhatsApp baptisé "la manada" ("la meute"), et titrée "en train d'en baiser une à cinq". Jeudi 26 avril, soit presque deux ans plus tard, cinq des membres de "la meute" ont été condamnés dans cette affaire par le tribunal de Navarre à neuf ans de prison pour "abus sexuel". Ce verdict, qui ne parle pas d'"agression sexuelle", et donc ne reconnaît pas le viol de la victime, a immédiatement suscité une vague d’indignation dans toute la péninsule. Les juges ont considéré qu’il n’y avait eu ni "intimidation" ni "violence" de la part des accusés, deux éléments nécessairement constitutifs de l’"agression sexuelle", selon l’article 178 du Code pénal espagnol qui ne parle pas explicitement de "viol". Pourtant, les mêmes magistrats ont jugé "indiscutable que la plaignante s'était soudain trouvée dans un lieu étroit et caché, entourée par cinq hommes plus âgés et de forte carrure qui l'avaient laissée impressionnée et sans capacité de réaction". La défense a notamment fait valoir que jamais la victime ne disait "non" dans la vidéo.
Déjà pendant les audiences, plusieurs associations féministes s’étaient élevées pour dénoncer des tentatives de discrédit de la parole de la victime. En particulier lors de la diffusion de photographies prises par un détective privé, et la montrant en soirée avec des amies après les faits. "Ce qui est censé culpabiliser la victime de 'la meute', semer le doute sur sa condition morale, c’est qu’elle osait sortir dans la rue, boire des verres avec ses amies, après avoir été violée, au lieu de rester chez elle toutes fenêtres fermées et la tête couverte de cendres", s’était alors offusquée sur les ondes de Cadena SER l’écrivaine et chroniqueuse Almudena Grandes.
Le verdict embrase l’Espagne
L’annonce du verdict jeudi dernier, a fait monter d’un cran l’indignation. Dans la soirée, des manifestants scandaient devant les portes du tribunal "ce n’est pas un abus sexuel, c’est un viol". Dans la foulée, 50.000 personnes se sont spontanément réunies dans le centre de Madrid devant le ministère de la Justice. Une colère qui a même été partagée par les carmélites du monastère d’Hondarribia au Pays basque espagnol, un ordre pourtant voué à la solitude et à la prière. "Nous ne sortons pas la nuit […], nous n’allons pas aux fêtes, nous ne buvons pas d’alcool et nous avons fait vœu de chasteté. C’est une option qui ne nous rend pas meilleure ou pire que quiconque […] mais parce que c’est une option LIBRE, nous défendrons par tous les moyens à notre portée le droit pour toute les femmes de faire LIBREMENT l’inverse sans être jugées, violées, intimidées, assassinées ou humiliées", écrivent les religieuses dans un poste Facebook qui s’achève sur ces mots : "Sœur, moi je te crois".
Une petite phrase devenue le slogan des manifestations qui ont émaillées le pays ce week-end : entre 32.000 et 35.000 personnes ont notamment défilé dans les rues de Pampelune samedi, selon une estimation de la municipalité. "Ce mouvement a également donné sa tonalité aux manifestations du 1er mai, laissant une place très importante aux revendications féministes", indique à Europe 1 Jean-Jacques Kourliandsky, spécialiste de l’Espagne à l’IRIS.
Alors que le hashtag #Cuéntalo (dis-le), équivalent espagnol du #MeToo américain ou du #BalanceTonPorc français, fleurit désormais sur les réseaux sociaux espagnols, une pétition adressée au Tribunal suprême pour réclamer la destitution des juges qui ont rendu le verdict a réuni plus de 1,3 million de signatures sur change.org.
Les politiques s’emparent de l’affaire
La polémique a rapidement pris une tournure politique, les critiques contre l’appareil judiciaire espagnol s’étant multipliées ces derniers jours. Ada Colai, la maire de Barcelone élue avec le soutien de Podemos, a déploré sur Twitter "la violence d’une justice patriarcale". Mais ce sont principalement les déclarations du ministre de la Justice, Rafael Catalá, qui ont cristallisé l’attention. Celui-ci a déclaré lundi de manière laconique, à la radio Cadena COPE, que "tout le monde sait" que l’un des juges ayant réclamé la relaxe des accusés a "un problème singulier". Et de se demander pourquoi "personne n’a rien fait".
De quoi courroucer la magistrature espagnole qui réclame désormais la démission du ministre. "Aujourd'hui, c'est pour le jugement de 'la meute', mais demain, cela peut être pour n'importe quel agissement qui ne soit pas du goût du ministre ou de son gouvernement", ont réagi dans un communiqué commun sept associations de juges et de procureurs. Le Conseil général du pouvoir judiciaire, équivalent du Conseil supérieur de la magistrature en France, dénonce de son côté "une remise en cause de l'indépendance, de l'impartialité et du professionnalisme des juges".
"Le ministre a créé un problème dans le problème", relève Jean-Jacques Kourliandsky, toujours auprès d’Europe 1. "Sa prise de parole a été considérée comme une tentative de la part de l’exécutif d’interférer dans le judiciaire, ce qui paradoxalement a poussé les partis de l’opposition, plutôt pro-féministes comme Podemos, à critiquer son intervention". D’autant que le Parti populaire, au pouvoir depuis 2011, a lui-même maille à partir avec la justice, notamment pour des affaires de corruption. "La question est aussi de savoir si le gouvernement ne s’appuie pas sur la colère de l’opinion pour détourner l’attention de la crise politique que connait l’Espagne, avec la Catalogne, vers l’institution judiciaire", ajoute notre spécialiste.
Pour apaiser les tensions, le ministre de la Justice a également évoqué une réforme des paragraphes du Code pénal consacrés aux agressions sexuelles et à la définition du viol, qui datent de 1995. Mais cette initiative aurait peu de chance d’aboutir, toujours selon Jean-Jacques Kourliandsky. En effet, pour le gouvernement, paralysé par la crise catalane et privé depuis 2016 d’une majorité absolue au Congrès des députés, "le contexte n’est pas aux grandes réformes". Rien donc, qui soit de nature à pouvoir apaiser pour le moment le courroux des manifestants.