Profondément meurtrie, divisée, en ruines, la Syrie entre dans sa huitième année de guerre jeudi. Le pays a vu une révolution pacifique tourner en guerre civile en 2011, qui s'est mutée au fil des alliances et des interventions étrangères en un véritable conflit mondial. Alors que Daech a été réduit à peau de chagrin et que les rebelles perdent du terrain face au régime, de nombreuses localités restent encore le théâtre de batailles et de sièges éprouvant pour les civils. Europe1.fr revient sur ces sept années de guerre à travers sept images, non exhaustives, parfois choquantes, et décryptées par le spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche, maître de conférences à Lyon 2 et chercheur invité à Stanford.
Des manifestations pacifiques
À Banias, le 3 mai 2011, des Syriens anti-Assad brandissent du pain en signe de protestation. Dans cette ville côtière, plus de 10.000 personnes avaient appelé quelques jours plus tôt à la chute du régime, à la vue des traces de tortures sur le corps de détenus libérés. ©AFP PHOTO/STR
La vague des "Printemps arabes" a gagné la Syrie dès janvier 2011. Des milliers de Syriens manifestent, pacifiquement, pour demander des réformes démocratiques. Très peu d'images ont filtré de ces premiers rassemblements, et seules des captures d'écran de vidéos circulent. La date du 15 mars 2011 a été retenue comme le début de la révolution syrienne. Ce jour-là, un appel à manifester dans tout le pays est lancé sur Facebook, avec pour mot d'ordre : "la révolution contre Bachar al-Assad", "une Syrie sans tyrannie, sans loi sur l'état d'urgence, ni tribunaux d'exception". Pour la première fois, les manifestations sont dirigées contre le président, au pouvoir depuis juillet 2000. Tout est parti de la ville de Deraa, au sud-ouest, lorsque 15 adolescents ont tagué des slogans hostiles à Bachar al-Assad sur les murs de leur école. Les écoliers seront arrêtés, interrogés et torturés pendant trois semaines. Ce qui a mis le feu aux poudres... et bientôt, la Syrie toute entière allait crier : "Nous sommes Deraa".
"Il y avait trois types de manifestations au départ de la révolution. Dès janvier, dans le sillage du printemps tunisien, des intellectuels ont demandé de manière pacifiste plus de libertés à Damas, avec des bougies et des pancartes. Dans la région pauvre et agricole de Deraa, c’était plus une explosion populaire, avec des revendications sociales et économiques, car les gens n’avaient plus de travail. Et c’était aussi dirigé contre la brutalité du régime, après l’arrestation des adolescents. Enfin, il y avait aussi des manifestations communautaires dans les villes où il y a une forte mixité comme à Homs ou à Lattaquié, et où les sunnites remettaient en cause le pouvoir des alaouites", dont est issu le président Assad, détaille Fabrice Balanche pour Europe1.fr.
D’une révolution à la guerre civile…
Un Syrien montre des marques de torture sur son dos, après avoir été libéré des forces du régime, à Alep, en août 2012. Dans cette ville conquise par les rebelles un mois plus tôt, les affrontements font rage entre l’insurrection et l’armée régulière. ©JAMES LAWLER DUGGAN / AFP
Face aux manifestations quasi quotidiennes, le régime répond par une répression sanglante. Les rassemblements se terminent en passages à tabac, en arrestations massives, en blessés par balles… Rapidement, la révolution va compter ses premiers morts. En neuf mois, 5.000 tués sont recensés, 9.000 en un an. Des soldats syriens désertent l’armée régulière et enjoignent des citoyens à prendre les armes : ils fondent l’Armée syrienne libre (ASL), fin juillet 2011. Un acte qui signe définitivement la fin d'une révolution pacifique et le début d'une guerre civile. Des premiers bastions sont conquis, des attentats-suicides menés… Et le pouvoir central y répond jusqu’à décréter en 2013 une "guerre totale".
"Les germes de la guerre civile étaient là dès le départ. Et rapidement, des armes sont arrivées en Syrie, car le Qatar, la Turquie, etc. ont sauté sur l’occasion pour faire tomber Assad en fournissant des armes, dès l’été 2011. Homs a vu des armes affluer massivement, via des tunnels existants depuis le Liban. La généralisation de la révolte armée s’est faite au printemps 2012. À partir de là, on compte une centaine de morts chaque jour", analyse Fabrice Balanche. Selon l'Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), au moins 60.000 personnes sont mortes sous la torture ou à cause des terribles conditions de détention dans les prisons du régime.
L’expansion du groupe État islamique
Raqqa, "capitale" de Daech en Syrie, offre un spectacle de désolation au lendemain de sa libération par une coalition dirigée par les Kurdes, les Forces démocratiques syriennes, le 17 octobre 2017. Pendant trois ans, la ville a vécu sous le joug de Daech, et a vu les pires crimes y être commis par l’organisation terroriste. ©BULENT KILIC / AFP
L’Armée syrienne libre va être rapidement concurrencée par de nombreuses parties dans le conflit, et notamment par les groupes djihadistes du front al-Nosra et du groupe État islamique. Ce dernier, qui s’est imposé dans le nord-est de la Syrie en avril 2013, sera officiellement proclamé "califat" depuis Mossoul, en Irak, le 29 juin 2014. L'EI revendique alors un territoire qui s'étend à cheval sur la Syrie et l'Irak, avec pour bastion syrien Raqqa.
"Daech a profité du chaos en Syrie pour s’étendre. Le régime, dès l’été 2012, a compris qu’il n’avait pas les forces suffisantes pour quadriller le pays. Il a alors retiré ses troupes des campagnes et des petites villes pour se concentrer sur les grandes villes et les axes principaux. Daech va venir occuper le terrain, notamment près de la frontière turque. Les combattants islamistes sont aguerris, organisés, et soutenus par des puissances étrangères. A côté, l’ASL, composée de paysans, ne fait pas le poids", compare Fabrice Balanche.
Des attaques chimiques
Une fillette de Douma, bastion rebelle proche de la capitale, tient un masque à oxygène sur le visage d’un bébé, dans un hôpital de fortune, après une attaque au gaz contre la ville, le 21 janvier dernier. Au moins 21 cas de suffocations ont été rapportés dans cette localité de la Ghouta, par l’OSDH. ©HASAN MOHAMED / AFP
Le régime syrien a été accusé à plusieurs reprises d’avoir mené des attaques chimiques, ce qu’il a toujours démenti. Le 21 août 2013, une première attaque documentée par l’ONU a fait jusqu'à 1.500 morts selon l’opposition, dans la Ghouta, fief rebelle près de Damas. Un rapport de l’ONU confirme que du gaz sarin a été utilisé lors de ce massacre. "Dès mars 2013, une commission de l’ONU envoyée en Syrie affirme que des attaques chimiques ont eu lieu. Et les armes chimiques ont été utilisées par les deux camps, rebelles comme régime. L’opposition s’en est emparée en 2012 au nord d’Alep. En août 2013, on se doute que c’est le régime qui est responsable du massacre mais officiellement, l’ONU n’est pas parvenue à apporter la preuve", souligne Fabrice Balanche.
Pourtant, un an plus tôt, Damas avait reconnu détenir des armes chimiques et avait même menacé de s’en servir en cas d’intervention militaire occidentale. Hama, Idleb, Sarqeb, Alep, Khan Cheikhoun… Depuis 2013, d’autres attaques à l’arme chimique ont été menées et attribuées au régime syrien. Encore ces dernières semaines, Damas a été montrée du doigt après des attaques présumées au gaz de chlore dans la Ghouta orientale. "L’objectif du régime avec les armes chimiques, c'est de ramener la population à lui", explique le chercheur.
Un désastre humanitaire
Aylan, un Syrien de 3 ans, a été retrouvé mort sur une plage au sud de la Turquie, le 2 septembre 2015. Le bateau de réfugiés qui le transportait avait fini par couler, condamnant des passagers à la noyade. Des milliers de Syriens ont rejoint depuis le début de la guerre la Grèce en passant par la Turquie pour fuir les combats et la pauvreté. ©Nilufer Demir / DOGAN NEWS AGENCY / AFP
350.000 morts, trois millions de blessés, cinq millions de migrants, plus de 10 millions de déplacés : le bilan humain des sept années de guerre en Syrie est effroyable, a en croire les derniers chiffres fournis mi-mars par l’OSDH. Ces chiffres seraient même à prendre au bas mot : sept millions de Syriens auraient choisi la route de l’exil, notamment dans les pays voisins comme le Liban, la Jordanie et en premier lieu la Turquie.
"La population syrienne est contrainte de fuir. L’OSDH dit que cinq millions de personnes ont quitté le pays, mais au Liban par exemple, ils n’ont pas tous été comptabilisés et ils viennent clandestinement. Les Syriens fuient à cause des combats mais aussi à cause de la situation économique. Beaucoup d’entre eux n’ont plus d’espoir, ils ne croient pas aux réformes politiques ni à la paix", illustre Fabrice Balanche, qui a rencontré des réfugiés syriens au Liban. Les civils qui restent en Syrie sont pour leur part soumis à des conditions de vie très dures : d’après l’ONU, 13 millions de personnes sont dans le besoin dans ce pays qui comptait 23 millions d’habitants avant la guerre, et 7 Syriens sur 10 vivent dans une extrême pauvreté.
Destruction des joyaux de la Syrie
Un montage photo montre le temple de Bêl, à Palmyre, avant et après sa destruction par le groupe État islamique en septembre 2015. Le 28 mars 2016, des archéologues se sont précipités dans l'ancienne ville vieille de 2.000 ans pour évaluer les dégâts causés par le groupe État islamique. ©Joseph EID, Maher AL MOUNES / AFP
La guerre en Syrie a aussi entraîné des destructions du patrimoine culturel syrien, par endroits millénaire. Classée au patrimoine mondial de l'Unesco, la vieille ville d'Alep a été pendant quatre ans une des lignes de front les plus exposées aux combats qui ont opposé le régime aux rebelles. Le souk Al-Madina, la grande mosquée des Ommeyade et la citadelle ont notamment souffert des conflits. La cité antique de Palmyre, inscrite également au patrimoine mondial de l’Unesco, a pour sa part été amputée de ses plus beaux temples, comme ceux de Bêl et de Baalshamin, de tours funéraires uniques au monde, de son Arc de triomphe, de la statue du Lion d’Athéna… Ces destructions sont le fait de Daech, qui a tenu la zone à deux reprises avant d’être reconquise par le régime.
"Pour les bâtiments historiques à reconstruire, il y a de l’argent. La mosquée d’Alep va être reconstruite et des équipes sont en train de réaliser des études en 3D à Palmyre… En revanche, la reconstruction du reste du pays promet d'être extrêmement longue. Les Occidentaux entendent bloquer toute aide à la reconstruction afin de faire pression sur Assad. À Raqqa, les gens reconstruisent d’eux-mêmes leur maison, faite de bric et de broc", déplore Fabrice Balanche, qui s’est rendu dans la ville en janvier dernier. La Banque mondiale a estimé à 250 milliards de dollars la reconstruction du pays.
De nouveaux fronts
La Ghouta orientale est la cible d’une offensive aérienne meurtrière du régime de Bachar al-Assad depuis le 20 janvier. Les habitants de cette enclave rebelle vivent désormais terrés dans des sous-sols pour échapper aux bombardements quotidiens. ©MOHAMMED EYAD / AFP
Depuis le début de l’année 2018, de nouvelles lignes de fronts sont ouvertes en Syrie. À Afrine, la Turquie a déployé son armée jusqu’à encercler la ville dans le but de chasser une milice kurde de cette région frontalière. Face au spectre d'un assaut sur cette cité de 350.000 habitants, de nombreux civils tentent de fuir la ville ou cherchent de la nourriture et des médicaments, faisant craindre un nouveau drame humanitaire. Le régime syrien a quant à lui lancé une nouvelle offensive meurtrière dans la Ghouta orientale, dernier bastion rebelle aux portes de la capitale, depuis près d’un mois. Si quelques évacuations d’ordre médical ont pu avoir lieu ces deux derniers jours, elles sont dérisoires par rapport aux 400.000 habitants pris au piège du feu. L'enclave rebelle subit depuis 2013 un siège asphyxiant qui a rendu quasiment impossible l'accès à la nourriture et aux médicaments.
"C’est une guerre sans fin. Le conflit a rapidement échappé aux Syriens et on a complètement oublié le noyau des revendications syriennes. Les puissances étrangères y ont désormais leurs propres enjeux… Tant que le bras de fer entre la Russie et les États-Unis, mais aussi entre l’Iran et l’Arabie saoudite, va continuer, il n’y aura pas de paix en Syrie. Chacun essaye d’asseoir son influence dans la région via le théâtre syrien. C’est une guerre mondiale, par procuration, qui se joue maintenant", en conclut Fabrice Balanche.