Christophe Deloire, RSF 3:12
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Mathilde Durand , modifié à
Un contrôle de l'information et des journalistes qui a fait basculer le monde dans une crise sanitaire. Reporters sans Frontières pointe du doigt, sur Europe 1, la responsabilité des autorités chinoises qui ont censuré les lanceurs d'alerte et informations aux prémices de l'épidémie faisant perdre un temps précieux aux autres pays du monde. 
INTERVIEW

"Si la presse chinoise était libre, le coronavirus ne serait peut-être pas devenu une pandémie" : ce sont les mots de l’ONG Reporters sans frontières. La Chine se situe au 177e rang sur 180 dans le Classement mondial RSF de la liberté de la presse en 2019. D'après l'organisation, sans le contrôle et la censure imposés par les autorités chinoises, les médias du pays auraient informé bien plus tôt sur la gravité du coronavirus. Et des milliers de vies auraient ainsi pu être épargnées.

Les morts sous-estimés à Wuhan ? 

Une image a frappé la communauté internationale. A la fin du confinement à Wuhan, des files d'attente s'allongeaient devant les funérariums pour récupérer les urnes de proches décédés. Les autorités chinoises évoquent 2.538 morts au sein du foyer de l'épidémie. Mais les chiffres pourraient être largement sous-estimés. "Il y a des enquêtes, y compris de journaux chinois comme Caixin, qui tendent à démontrer que le nombre d’urnes funéraires commandées est bien plus important que la mortalité du coronavirus communiquée par les autorités officielles", souligne Christophe Deloire, directeur de RSF sur Europe 1.

"L'avenir dira si il y a eu un mensonge, mais ce qui est d'ores et déjà certains c'est que si, dès le début, il n'y avait pas eu un contrôle de l'information absolument dément, alors les autorités publiques auraient été forcées de prendre des dispositions beaucoup plus tôt, les populations auraient pris leurs précautions, les pays étrangers auraient été mieux informés, bref cela aurait changé la donne vraisemblablement, et permis à de multiples acteurs de prendre de meilleures décisions au moment des prémices de l’épidémie", ajoute-t-il. 

Un journaliste lanceur d’alerte, sous le pseudonyme de "Regard froid sur la finance", a calculé que 500 urnes sont rendues chaque jour par les huit crématoriums de la région. Il a fait le calcul et estime à 59.000 le nombre de décès pour la seule ville de Wuhan. Le journal économique Caixin a compté 6.500 urnes, livrées à la ville de Wuhan ces deux dernières semaines, pour recueillir les cendres des victimes du Covid 19.

Une responsabilité des autorités 

Entre ces estimations encore floues, il ne faut pas céder aux théories complotistes. "Je croirais quand des preuves seront divulguées. La presse, et une partie presse chinoise, fait son travail", nuance Christophe Deloire, qui rappelle tout de même que certains journaux peuvent servir la stratégie du pouvoir. "Cela permet de faire reposer les responsabilités sur les autorités locales. Quand on connait la situation chinoise : tout est instrumentalisé. Cela peut permettre rediriger les suspicions, pour éviter pouvoir Pékin mis en cause."

Pour le directeur de RSF, le régime a une responsabilité forte vis-à-vis du monde entier quant à la censure de l'information sur l'épidémie de Covid-19. "C'est un régime qui dit 'quand on contrôle les informations, c’est une affaire intérieure, c’est nos affaires à nous les Chinois'", analyse Christophe Deloire. "Cette épidémie prouve que cet argument ne tient pas pas : la censure n'est pas une affaire intérieure."

RSF s'est penché sur la chronologie de la pandémie et de la crise sanitaire. Dès le mois d’octobre, une simulation d'épidémie réalisée par le Centre Johns Hopkins pour la sécurité sanitaire avait donné un résultat glaçant : des millions de morts en 18 mois. Ils avaient alerté la communauté internationale mais sans succès. "Comme l'internet chinois est isolé, il y a un système élaboré de censure électronique, les médias sont contraints de suivre les consignes du parti communiste : ni le public, ni les autorités n'ont été intéressés par cette information qui provenait des Etats-Unis", dénonce le directeur de RSF. 

Les lanceurs d'alertes inquiétés 

Le 20 décembre, un mois après le premier cas documenté, la ville de Wuhan compte déjà 60 malades atteints d’une pneumopathie inconnue ressemblant au SRAS, dont plusieurs ont fréquenté le marché aux poissons de Huanan. Le 25 décembre, la directrice du département de gastro-entérologie d'un hôpital de Wuhan entend parler de cas d’infections touchant le personnel médical. Et elle se doute dès la première semaine de janvier que l’infection est transmissible d’humain à humain. Mais elle ne donne pas l’information aux médias.

"Les médecins, à cette époque-là, savent ce qu’ils risquent s’ils lancent l'alerte : ils ne seront pas salués, honorés, ils risquent un blâme professionnel voire de lourdes peines de prison. Cette médecin, si elle avait pris la responsabilité des médias, elle aurait forcé les autorités à agir trois semaines plus tôt qu’elles ne l’ont fait", déplore Christophe Deloire.

Huit médecins des urgences de l'hôpital central de Wuhan ont également lancé un appel à cette même période, mais ils seront interpellés par les autorités chinoises le 3 janvier pour "diffusion de fausses rumeurs". Un est d'ailleurs devenu célèbre : Li Wenliang, mort depuis des suites de la maladie

"La notion de fausse rumeurs a été beaucoup utilisée par l'actuel président au moment de son arrivée au pouvoir. Il a lancé une chasse aux rumeurs", analyse le directeur de RSF. "En réalité, le terme de fausse rumeur est une appellation délicate pour qualifier les informations qui gênent le pouvoir chinois. C'est un instrument de chasse aux sorcières". 

Censure au niveau international 

Pour la population, les conséquences sont terribles. Impossible de prendre ses précautions et de comprendre qu'une épidémie est en train de naître. Le 31 décembre, en même temps que la Chine alerte l'Organisation Mondiale de la santé, elle censure la plateforme de discussion "WeChat", très utilisée en Chine, en censurant un grand nombre de mots-clés faisant référence à l'épidémie. "Qui ne permettent ni aux journalistes de diffuser leurs reportages, ni au public de recevoir des règles sanitaires", précise Christophe Deloire. 

L'équipe du professeur Zhang Yongzhen au sein du Centre clinique de santé publique de Shanghai parvient à séquencer le virus dès le 5 janvier, mais les autorités semblent réticentes à publier la séquence du génome. Le 11 janvier, jour où la Chine confirme son premier décès dû au virus, les chercheurs font fuiter l’information sur des plateformes en libre source. "La réaction des autorités chinoises, c’est de fermer le laboratoire en représailles", constate le directeur de RSF. "Comme les autorités chinoises sont parmi les plus opaques du monde, c'est difficile de savoir leurs motivations." 

La force du journalisme indépendant 

RSF a lancé ce mardi une plateforme "L'observatoire 19", en référence au virus mais aussi à l'article 19 de la déclaration universelle des droits de l'Homme qui garantit la liberté d'opinion et d'expression. L'objectif : évaluer l'impact de la pandémie sur le journalisme. "La crise du coronavirus prouve à quel point les grands défis ne peuvent pas être traités sans journalisme indépendant."

"Le monde entier aurait pu être mieux préparé", conclut Christophe Deloire. "Evidemment cela n’aurait pas fait que mesures qui n'ont pas été prises depuis dix ans auraient été prises en quelques semaines, mais cela aurait fait gagner quelques semaines dans une épidémie, et c’est fondamental". Vendredi treize journalistes, correspondants de médias internationaux, se sont vus opposer une obligation de quitter le pays sous dix jours.