La carotte et le bâton. Voilà, en somme, la stratégie adoptée par Emmanuel Macron jeudi, lors de sa visite au Liban. D'un côté, le président français a promis de l'aide humanitaire à Beyrouth, violemment touchée mardi par deux explosions puissantes qui ont ravagé une grosse partie de la ville. De l'autre, il a enjoint la classe politique libanaise à se réformer en profondeur. Des propos qui ont fait grincer quelques dents à Paris, où ses opposants ont jugé qu'il s'agissait d'une "ingérence" dans les affaires d'un Etat étranger et taxé son attitude de néo-colonialisme.
De nouveaux moyens humanitaires envoyés
Arrivé à Beyrouth, Emmanuel Macron a d'abord visité le port, où se sont produit mardi les deux terribles explosions qui ont fait, selon un bilan encore provisoire, au moins 137 morts et 5.000 blessés. Là, le chef de l'État a découvert des scènes d'apocalypse : coulées de maïs s'échappant de silos éventrés, bateaux couchés sur le flanc et enchevêtrements de ferraille et de béton. "Comme nous avons été là hier, nous le serons demain", a alors promis le président.
Alors que la France a déjà envoyé trois avions chargés de matériel médical et d'équipe de secouristes en urgence, Emmanuel Macron a assuré qu'il allait organiser "dans les prochains jours des soutiens supplémentaires au niveau français, au niveau européen". Dans l'après-midi, le chef de l'État a annoncé l'envoi du "Tonnerre", porte-hélicoptères amphibie, jeudi prochain. Celui-ci apportera médicaments, soignants et matériel. Long de 200 mètres, le Tonnerre contient 69 lits d'hôpital avec extension possible et deux blocs opératoires. Il peut aussi convoyer jusqu'à 900 soldats, selon le ministère de la Défense.
Mais le président français ne s'est pas rendu sur place uniquement pour faire l'inventaire de l'aide humanitaire envoyée. Il en a profité pour exprimer des exigences vis-à-vis de la classe politique libanaise. "C'est le temps des responsabilités aujourd'hui pour le Liban et pour ses dirigeants", a-t-il déclaré après une rencontre avec les principaux responsables libanais de tous bords. "Profonds changements", "refondation d'un ordre politique nouveau", "pacte politique" à signer : toutes les expressions employées par le chef de l'État français au fil de la journée témoignent de l'ampleur des réformes réclamées par Paris à Beyrouth.
Paris réclame des réformes d'ampleur au Liban... depuis longtemps
Et ces réclamations n'ont rien de nouveau. En réalité, cela fait bien longtemps que la France, comme d'autres pays et certaines organisations internationales, notamment le FMI (qui a également répété jeudi que le Liban devait "sortir de l'impasse" sur les réformes), tapent du poing sur la table. Pourquoi ? Parce que depuis plusieurs années, Beyrouth glisse vers un naufrage économique intimement lié à ses défaillances politiques. La corruption endémique, le manque de transparence, la confiscation du pouvoir par une petite élite a entraîné le pays vers la faillite. Il y a deux ans, lors de la conférence CEDRE pour le développement du Liban, l'incurie du pays avait été mise en lumière. La communauté internationale, constatant que Beyrouth était en train de s'enfoncer dans une crise financière, avait alors posé une sorte d'ultimatum : d'accord pour mettre la main au porte-monnaie et aider le pays, à condition que celui-ci entame des réformes profondes pour éviter de dilapider de nouvelles aides.
Or, ces réformes ne sont jamais venues et le pays a sombré dans le pire marasme économique de son histoire, ce qui avait d'ailleurs suscité des manifestations importantes en décembre 2019. Par la suite, la crise du coronavirus avait fini de mettre la tête sous l'eau d'une économie à l'agonie, jetant quasiment la moitié de la population libanaise sous le seuil de pauvreté.
Fin juillet, lors d'une visite, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, avait tenu des propos dans la même veine que ceux d'Emmanuel Macron jeudi. "Ces réformes ne sont pas au rendez-vous. On sait ce qu'il faut faire sur la transparence, la régulation de l'électricité, la lutte contre la corruption, la réforme du système financier et bancaire. Mais rien ne bouge ! ", avait-il déploré. ""Aujourd'hui, il y a un risque d'effondrement. Il faut que les autorités libanaises se ressaisissent et je me permets de dire ici à nos amis libanais : 'Vraiment nous sommes prêts à vous aider mais aidez-nous à vous aider, bon sang !'"
Macron suscite-t-il un "espoir" ou fait-il de "l'ingérence" ?
Ce "risque d'effondrement" semble aujourd'hui plus imminent que jamais, après la catastrophe de mardi. Pour Ishac Diwan, professeur à la chaire Monde arabe de l'école d'économie de Paris, le nouveau "pacte politique" proposé par Emmanuel Macron est donc "la seule voie" possible. "Il est clair que les Libanais ont besoin d'une aide humanitaire urgente. Mais il est aussi clair qu'ils ne veulent surtout pas que cette aide profite à ce régime politique pour qu’il puisse survivre plus longtemps et éviter les réformes. Il ne faut surtout pas laisser cette bouteille d’oxygène donner le moyen [à la classe politique libanaise] de rester au pouvoir plus longtemps."
Emmanuel Macron a donc, estime le spécialiste, raison. "Tous les Libanais l'écoutent plein d'espoir." Sans être dans un soutien clair au président français, le député socialiste Boris Vallaud, lui-même né à Beyrouth et vice-président du groupe d'amitié franco-libanais à l'Assemblée nationale, a lui aussi jugé qu'il fallait "être exigeant avec le gouvernement libanais, et même dur à certains égards".
Mais au sein de la classe politique française, les propos d'Emmanuel Macron, qui plus est déclamés avec emphase dans les rues dévastées de Beyrouth, relèvent de l'ingérence politique, voire du néo-colonialisme. "Je mets en garde contre une ingérence dans la vie politique du Liban. Elle ne sera pas acceptée. Le Liban n'est pas un protectorat français", a écrit le député France insoumise Jean-Luc Mélenchon sur Twitter. Julien Bayou, secrétaire national d'Europe Ecologie-Les Verts, a réagi de la même manière. "Fin du protectorat français du Liban, 1941. Indépendance, 1944. La solidarité avec le Liban doit être inconditionnelle."