Ces dernières semaines, il n'a eu que ces mots à la bouche. Edouard Philippe "assume." Assumé, l'abandon de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Assumée aussi, la baisse de la vitesse réglementaire à 80km/h sur les routes secondaires. "Complètement" assumé, enfin, dans un autre genre, son premier faux-pas : la location d'un avion privé à 350.000 euros pour faire Tokyo-Paris début décembre. Le Premier ministre tient bon la barre, contre vents et mauvaises nouvelles. En huit mois, il a réussi à imposer à Matignon un style bien particulier, fait d'austérité parsemé de pointes d'humour, d'une pincée de flegme dans un océan d'assurance.
"Pas un mot de trop, pas un mot pas assez". Ce style, beaucoup l'ont découvert le 17 janvier, lors de l'annonce de l'abandon du projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes. "Cinquante années d'hésitations n'ont jamais fait une évidence", avait alors déclaré Edouard Philippe, sanglé dans l'un de ces costumes sombres qui allonge encore sa silhouette déjà longiligne (le principal intéressé l'a confirmé à M le Mag : 1,89 m au compteur, et non 1,94 m, comme le disait Google jusqu'ici). Dans sa déclaration à la presse, le Premier ministre a doctement expliqué, justifié, tranché, avec cette diction lente qui le caractérise. Confirmant ce que dit à son sujet Denis Tillinac, écrivain chiraquien, dans L'Obs : "Pas un mot de trop, pas un mot pas assez."
" Si pour sauver des vies, il faut être impopulaire, j'accepte de l'être. "
Franchise. Pour la réduction de la vitesse sur les routes secondaires, Edouard Philippe a employé la même méthode : le discours franc, quitte à endosser le poids d'une mesure impopulaire. "Je sais que je serai critiqué", anticipait-il dans le JDD début janvier. "Mais je veux sauver des vies. Si pour sauver des vies, il faut être impopulaire, j'accepte de l'être." Mieux vaut accepter, en effet. Selon un sondage Odoxa pour L'Express, la presse régionale et France Inter, publié la semaine dernière, le Premier ministre a perdu sept points d'opinions positives en un mois. Soit 50% de Français satisfaits.
Macron décide, lui parle. Mieux vaut accepter, aussi, ce rôle de "fusible" du chef de l'État endossé avec plus ou moins de bonne volonté, et plus ou moins de succès, par bien des hommes avant lui. Selon L'Obs, les rôles sont clairement et cruellement définis entre Edouard Philippe et Emmanuel Macron. "C'est moi qui décide, c'est toi qui parles", aurait dit le président de la République. Classique mais souvent frustrant pour les chefs de gouvernement. De fait, quand l'ancien maire du Havre s'attire les foudres des élus locaux de Loire-Atlantique, l'ancien ministre de l'Économie, lui, annonce des créations d'emplois chez Toyota.
Mais pas question, pour Edouard Philippe, d'en prendre ombrage. Il ne sera pas à Emmanuel Macron ce que François Fillon fût à Nicolas Sarkozy. "Le président et moi avons une lecture des institutions assez similaire", explique-t-il à M le Mag. "Le modèle de notre tandem, si je ne craignais de passer pour prétentieux, ce serait Pompidou et de Gaulle." Autrement dit : chacun reste à sa place. Celle de l'exécutant et celle de la tête pensante. Ni frustration, ni concurrence.
" Le modèle de notre tandem, si je ne craignais de passer pour prétentieux, ce serait Pompidou et de Gaulle. "
Montrer patte blanche. L'harmonie du duo s'explique au moins autant par leur accord sur la vision de la Ve République que par l'effort soutenu pour que tout se passe bien. Il a d'abord fallu rassurer Emmanuel Macron, ou plutôt son entourage, prompt à la méfiance. Montrer qu'il n'y avait rien de Brutus en Edouard Philippe. "Le premier d'entre vous qui cherche à enfoncer un coin entre l'Élysée et Matignon perd ma confiance", a expliqué le Premier ministre à son cabinet dès le début de sa prise de fonction, selon M le Mag. À force de vouloir montrer patte blanche, l'homme du Havre a pu, les premiers mois, tomber dans l'excès inverse et sembler transparent. Depuis, les deux têtes de l'exécutif semblent avoir trouvé leur vitesse de croisière. Et Edouard Philippe a pu forger une image qui n'est pas uniquement liée à sa fonction.
L'image du "grand type sympa". En réalité, il a surtout réussi à conserver celle qui a précédé sa nomination à Matignon. Celle du bon "pote de droite", comme le montrait le documentaire de Laurent Cibien, l'un de ses camarades de lycée, portrait d'un politicien chevronné qui distribue les traits d'humour comme les baffes électorales. Sur le plateau de L'Emission politique, format télévisuel long qui doit lui permettre, en septembre, de se faire (enfin) connaître, Edouard Philippe n'hésite pas à ironiser sur la calvitie du journaliste François Lenglet. En novembre, lors d'un stand-up "Live Magazine", au Casino de Paris, le "grand type sympa" (c'est comme ça qu'on le présente), narre toute l'histoire de ses rencontres avec Emmanuel Macron, puis de sa nomination à Matignon, en faisant rire toute la salle.
— Malaise TV (@malaisetele) 28 septembre 2017
Diplomatie des boutons de manchette. Ce sont ces petits pas de côté dans un costume de gentleman farmer un peu grave qui le caractérisent. L'homme pratique la diplomatie des boutons de manchette, qu'il choisit soigneusement en fonction des circonstances. Baskets pour un dîner du groupe des "marcheurs", gants de boxe pendant une interview avec des journalistes, extincteurs alors qu'il est pris en pleine polémique sur son vol Tokyo-Paris. Suffisant pour amuser les observateurs. Pas vraiment pour imprimer une marque politique durable.
Pas d'empreinte politique. "Il se débrouille bien, mais il est tout à fait transparent", critique l'un de ses "amis" dans L'Obs. Tandis qu'une députée LREM souligne : "Valls, tu savais ce qu'il incarnait. La laïcité, la République. Cazeneuve aussi : la force tranquille. Edouard Philippe, il veut être le Premier ministre de quoi ?" Le fait que le chef du gouvernement n'appartienne plus à LR, mais n'ait pas non plus rallié le parti présidentiel, et ne semble pas vraiment se préoccuper de ses attaches, hérisse certains à droite. Comme son mentor, Alain Juppé, Edouard Philippe est parfois jugé froid, hautain, persuadé que sa propre intelligence le place au-dessus de la mêlée. "Pudeur", réplique son ami Gilles Boyer, qui a dressé son portrait pour L'Obs. Il y a chez lui "une grande distanciation, comme s'il s'observait lui-même en train d'être, souriant de tout cela, de lui-même et des autres, du grand théâtre de la politique."
Pompidou jusqu'au bout ? Ce grand théâtre de la politique, Edouard Philippe l'a déjà jugé sévèrement. Dans Dans l'ombre, ce roman coécrit avec Gilles Boyer, il fustigeait "les jeunes" qui, "lorsque leur ego est surdimensionné, lorsqu'ils pensent qu'ils sont nés pour exercer les plus hautes fonctions, et ça arrive assez souvent, […] croient carrément qu'ils vont transformer le milieu, qu'ils vont 'faire de la politique autrement' et qu'ils vont réussir la synthèse entre la proximité, l'intelligence, le sens de l'intérêt général et le sens de l'humour".
En acceptant Matignon, le Premier ministre a pourtant aussi accepté de travailler tous les jours avec des jeunes persuadés qu'ils vont "transformer le milieu et faire de la politique autrement". Lui-même l'a dit sur la scène du Casino de Paris : "C'est une chance extraordinaire de pouvoir participer à une aventure, à une transformation, à une action collective pour son pays." Pour l'instant, le Pompidou d'Emmanuel Macron se plaît à Matignon. Celui du général de Gaulle, lui, avait bien fini à l'Élysée.