"Normalement, le mérite est une bonne chose." De la théorie à la pratique, il y a pourtant un écart, ce que souligne Michael Sandel. Pour le professeur de philosophie politique à l'Université de Harvard, les modèles de démocratie basés sur la méritocratie ont en fait creusé les inégalités. Alors qu'il vient de publier La tyrannie du mérite aux éditions Albin Michel, le spécialiste affirme sur Europe 1 lundi que la manière dont nous avons "été gouvernés dans la mondialisation depuis quatre décennies" a conduit à approfondir la division entre "gagnants" et "perdants", en faisant croire à ceux qui sont arrivés "en haut" que leur réussite leur revient à eux seuls et que les autres "méritent leur sort".
Déviance de la méritocratie
Pour Michael Sandel, la méritocratie n'est donc pas le problème en tant que telle, mais son "côté obscur" : elle mène "à un hubris parmi les vainqueurs, et à une démoralisation, voire une humiliation de ceux qui sont laissés au bord de la route". Il faudrait donc abandonner "la croyance et la conviction de ceux qui réussissent qu'ils méritent leurs succès" grâce à leurs seuls efforts, et plutôt se rappeler que "la chance" entre en compte, tout comme "la dette que nous avons vis-à-vis de ceux qui rendent notre réussite possible".
Cette croyance en notre mérite propre a conduit, dit Michael Sandel, à "la corrosion de notre sens des responsabilités pour chacun, au sein d'une société". D'après le professeur, c'est particulièrement flagrant dans les universités très sélectives, où il y a plus d'étudiants aujourd'hui issus du 1% des familles les plus riches que des 50% les moins aisés.
Des conséquences qui font monter le populisme
La méritocratie n'est donc pas une réponse à l'inégalité. En revanche, elle ferait le lit du populisme. "Une des sources les plus importantes du retour de manivelle du populisme qu'on a vu avec Trump et dans beaucoup d'endroits en Europe, c'est la situation des gens qui n'ont pas eu d'éducation universitaire", qui considèrent que "les élites éduquées les considèrent avec mépris", appuie le professeur de philosophie politique. En effet, le fait que les partis politiques aient beaucoup valorisé les diplômes comme seule manière d'"être dans la compétition et de gagner dans l'économie mondialisée", signifie aussi "que si vous n'êtes pas allé à l'université, votre échec est de votre faute".
Or, s'il faut évidemment encourager les gens à aller à l'université, souligne Michael Sandel, "nous faisons une erreur si nous assumons, en tant que projet politique, que la meilleure solution à cette différence de position sociale réside seulement dans l'éducation supérieure". D'après lui, seule une petite fraction de la population peut échapper "au bas de l'échelle en allant à l'université en s'élevant". C'est pourquoi il faut aussi "s'occuper des inégalités d'entrée, parler des conséquences sociales de l'inégalité, telles que l'érosion de la dignité du travail".
Quelles solutions ?
Tout cela constitue de premières pistes pour un nouveau projet politique, selon Michael Sandel. Retrouver des lieux de mixité, revaloriser le travail de la bonne manière, notamment de ceux qui sont méritants, caissiers et caissières, éboueurs et éboueuses, infirmiers et infirmières… comme on a pu le voir durant la crise du coronavirus. "Ce point de l'estime sociale et de la reconnaissance de la dignité du travail de chacun, même celles et ceux qui n'ont pas de diplôme universitaire, est au cœur de la solution", explique-t-il, afin de permettre "un nouveau type de politique qui pourrait commencer à traiter cette polarisation de la société".
Ainsi, même en France, où la politique de redistribution est importante par rapport à celle des États-Unis, cela "ne suffit pas", affirme le professeur. "Nous devons également faire attention à la justice."