C'est un document diffusé à une poignée de hauts fonctionnaires, de membres du gouvernement et jusqu’à l’Élysée, écrit le 17 mai 2022, trois semaines après le second tour de l’élection présidentielle. Emmanuel Macron est alors réélu, les élections législatives sont déjà en ligne de mire et Jean-Luc Mélenchon se rêve en Premier ministre.
Le service central du renseignement territorial (SCRT) pose, dans une note confidentielle de 12 pages qu’Europe 1 s’est procurée, ses observations sur "les influences islamistes dans le cadre du processus démocratique". L'objectif est de comprendre pourquoi 69% des électeurs musulmans ont glissé un bulletin de vote quelques semaines plus tôt en faveur de Jean-Luc Mélenchon, tel qu’une étude de l’Ifop le révélait dans La Croix.
Un "vote musulman" largement dicté par les islamistes
Si le "vote musulman" n’est pas nouveau – "en 2007 et en 2012, les électeurs musulmans avaient massivement voté pour les candidats PS" –, rappellent les policiers du renseignement territorial, il a été en 2022 largement dicté par les islamistes qui ont "clairement tenté de peser dans la campagne". "Les prises de position de Jean-Luc Mélenchon sur la loi séparatisme lui ont attiré les faveurs de nombreux influenceurs communautaristes", écrivent-ils.
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Ce rapprochement trouve racine dans le "contexte pré-électoral" et le "débat quasi-permanent" sur la religion musulmane pendant 18 mois qui a favorisé "l’expression d’idées hostiles à l’islam et aux musulmans", selon cette note. Ce qui aurait "suscité la lassitude mais aussi la colère de fidèles s’estimant stigmatisés", sentiment partagé aussi bien par les musulmans rigoristes que ceux, plus modérés.
Il est précisé que la "candidature d’Eric Zemmour […] a suscité une vive inquiétude parmi les fidèles" et que les agitateurs communautaristes ont ainsi trouvé "un allié aussi providentiel qu’involontaire en [sa] personne, candidat ouvertement hostile à l’islam."
L'islamophobie supposée de l'État comme enjeu crucial du scrutin
Dès lors, les islamistes ont ravivé ce sentiment de victimisation pour se positionner comme défenseurs de la communauté musulmane, gagner du crédit auprès des fidèles et leur faire croire que l’État était ouvertement islamophobe. Une thèse défendue par exemple par l’ancien avocat Rafik Chekkat, membre de l’association Agir contre l’islamophobie ou encore l’activiste décoloniale Siham Assbague, qui dans un tweet publié la veille du scrutin appelait les "jeûneurs" du ramadan à prier "contre Macron dont le quinquennat a été marqué par l’amplification des violences d’État contre les musulmans.[…] Et contre Le Pen bien sûr".
La du’a du jeûneur contre Macron, dont le quinquennat a été marqué par l’amplification des violences d’État contre les musulmans, les quartiers populaires, les exilés, les pauvres, les mouvements sociaux, etc. Et contre Le Pen bien sûr, du père à la fille, en passant par la nièce
— Sihame Assbague (@s_assbague) April 9, 2022
Illustration, s’il en fallait une, que les tenants de l’islam politique ont cherché à faire de l’islamophobie supposée de l’État un enjeu central du scrutin aux yeux des musulmans.
Mélenchon, le "moins mauvais" des candidats
Pour les islamistes, Jean-Luc Mélenchon était "le moins mauvais candidat". En atteste le communiqué anonyme, non signé, diffusé sur les réseaux sociaux la veille du premier tour de l’élection présidentielle, relayé par les prédicateurs fréristes Vincent Souleymane et Hani Ramadan, un des frères de Tarik Ramadan, tous deux petits-fils d’Hassan el-Banna, fondateur des Frères musulmans. Le même jour, un autre imam frériste, Farid Slim, directeur pédagogique d’une association dans le viseur des services de renseignement, annonçait son intention sur sa page Facebook de voter pour le candidat de la France insoumise.
Quelques jours auparavant, le Collectif contre l’islamophobie (CCIE), depuis dissout en France puis reconstitué en Belgique, avait publié une grille d’évaluation des candidats : Jean-Luc Mélenchon apparaissait comme le seul candidat "fidèle" à la laïcité, contre la fermeture des lieux de culte, contre la "loi séparatisme" et indifférent aux tenues vestimentaires.
Retrouvez notre grille de synthèse des positionnements de certains candidats en matière d’islamophobie
— CCIE (@CCIEurope) April 6, 2022
Êtes-vous d’accord avec notre analyse ? pic.twitter.com/SBtZeq7WG1
Dans la même veine, la journaliste considérée par le renseignement comme "pro-Erdogan", Feïza Ben Mohamed, a "publié une série de tweets justifiant son choix de voter pour Jean-Luc-Mélenchon, qu’elle considère comme le seul candidat crédible n’ayant pas pour ambition de se servir des musulmans pour faire oublier les problèmes de notre pays", poursuivent les auteurs de cette note.
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Méfiance persistante entre Mélenchon et les "frères musulmans"
L’attitude très virulente et décomplexée de ces influenceurs islamistes a contrasté avec celle, "plus prudente", relève le renseignement, des représentants officiels de l’islam de France puisque "dans leur majorité", les responsables cultuels "se sont gardés de donner des consignes de vote nominatives à l’occasion du premier tour". Pour le second tour, les figures de l’islam modéré (Musulmans de France, Grande mosquée de Paris, etc…) ont appelé à faire barrage à l’extrême-droite, suscitant alors les quolibets des influenceurs communautaristes.
Ces derniers se sont ensuite divisés pour les législatives. Certains demandant aux musulmans de continuer à se mobiliser dans l’espoir d’une victoire de la Nupes, comme le suggère le partage, le 20 avril, d’Hani Ramadan du tweet du député insoumis Adrien Quatennens appelant à considérer les élections législatives comme le "troisième tour" de la présidentielle.
Bon.
— Adrien Quatennens (@AQuatennens) April 20, 2022
À 400 000 voix près on aurait moins bâillé.
On vient de perdre trois heures.
Ne perdons pas cinq ans.
Accrochez-vous !
Après dimanche, cap sur les 12 et 19 juin. On gagne au troisième tour.
Un autre monde est toujours possible.
Allons le chercher ! #debatmacronlepenpic.twitter.com/PfvxCBAOO7
D’autres, au contraire, ont pris leurs distances avec le parti de Jean-Luc Mélenchon, comme Rachid Chekkat, rappelant que le candidat insoumis s’était posé en adversaire de l’islam politique.
Répondant à une question dans #OEED, JL Mélenchon a réitère sa volonté, s'il devenait Premier ministre, d'abroger la #LoiSeparatisme. Il a ajouté que "nous ne combattons pas l'islam, nous combattons l'islam politique" ⬇️
— Rafik Chekkat (@r_chekkat) April 30, 2022
Signe que la mouvance islamiste affiche une "méfiance persistante" avec la "classe politique institutionnelle", "les influenceurs fréristes n’iront pas vers une alliance durable avec LFI, qui restera toujours trop républicaine à leurs yeux", entrevoit, en conclusion, cette note du renseignement.