"Une reine n’a pas le temps pour l’amour. Le temps presse, il faut gouverner." Elisabeth 1re, qui a régné pendant 45 ans sur l’Angleterre à la fin du 16e siècle, a-t-elle un jour prononcé cette phrase ? Nul ne le sait. En revanche, l’Elisabeth interprétée par Bette Davis la glisse bel et bien, au milieu d’un sombre mais magnifique monologue dans La vie privée d’Elisabeth, de Michael Curtis. Ce film, sorti en 1939, a un point commun avec Marie Stuart, Reine d’Écosse, de Josie Rourke, qui sera dans les salles la semaine prochaine. Dans les deux cas, le personnage d’Elisabeth 1re s’évertue à concilier sa vie amoureuse et ses obligations de reine. Avec les mêmes interrogations, les mêmes doutes et les mêmes regrets.
Celle qui fut l’une des plus grandes souveraines de tous les temps a largement inspiré le septième art. De 1912 à aujourd’hui, elle est apparue dans une vingtaine de films, que ce soit en tant que personnage principal ou secondaire. Et de fait, son potentiel dramatique n’a pas échappé aux cinéastes. Non seulement elle fut l’une des rares reines à s’imposer sur la scène européenne à l’époque, tenant tête aux puissants royaumes de France et d’Espagne. Mais elle fit également le choix radical à cette époque de ne jamais se marier ni avoir de descendance. Ce qui était à la fois une façon de ne pas partager son pouvoir avec un éventuel mari, et un risque de ne pas assurer la continuité de son royaume.
Écoutez le récit de la guerre épique entre Elisabeth 1re et l’Invincible Armada espagnole, raconté par Fabrice d’Almeida dans "Au coeur de l’histoire" :
Une reine déchirée
C’est ce déchirement entre obligations politiques et désirs intimes que scénaristes et réalisateurs n’ont cessé de porter à l’écran. Mais avec des interprétations différentes. En 1998, dans Elizabeth, Shekhar Khapur montre d’abord sa souveraine effrontée. "Je ne vois pas pourquoi une femme devrait se marier", lance-t-elle avec provocation à ses conseillers. Peu à peu, ce choix se fait plus affirmé. Aux membres des clergés catholiques et protestants, la jeune reine, incarnée par Cate Blanchett, fait remarquer qu’elle "ne pourra vous contenter tous qu’en épousant un mari de chaque religion", ce qui n’est évidemment pas possible. Mais le plus gros enjeu reste celui du partage du pouvoir. En épousant un homme, cette femme estime qu’elle va devoir se soumettre et laisser un peu de ses prérogatives au passage. "Je ne suis l’Elisabeth de personne. Si vous pensez avoir le pouvoir un jour, vous vous trompez", hurle-t-elle à l’adresse de son amour d’enfance, Lord Dudley. La seule véritable étreinte que les deux connaîtront dans la couche royale est d’ailleurs entrecoupée de plans de cavaliers arrivant au grand galop vers Londres, comme si les affaires sentimentales de la souveraine étaient vouées à être interrompues par les affaires d’État.
En 1939, dans La Vie privée d’Elisabeth, le déchirement paraît infiniment plus douloureux et plein de regrets, comme si être une femme forte induisait nécessairement d’être triste et seule. Ce film s'intéresse à la fin du règne de la "reine vierge", et l'une de ses dernières idylles avec Robert Devereux, de 32 ans son cadet, qui finira décapité pour trahison. "Bien triste métier que celui de reine", se lamente une Bette Davis vieillie et enlaidie pour le rôle, percluse de tics. "C'est placer l’orgueil avant le désir. C’est rechercher la tendresse d’un homme et ne trouver que son ambition. C’est prier dans la nuit pour entendre une voix désintéressée, avoir le souci constant des affaires d’état, lever vers son bien-aimé des yeux plein d’étoiles alors que lui n’y voit que l’ombre du bourreau." Toute l’intrigue du film est concentrée autour du doute que la reine ne cessera d’avoir quant aux réelles intentions de son amant, interprété par Errol Flynn. L'aime-t-il ou ne veut-il que récupérer sa couronne ? Les deux, lui répondra-t-il, avant d’avouer qu’il ne pourra jamais s’empêcher d’essayer de la supplanter. "Vous vous croyez capable de mieux gouverner que moi parce que vous êtes un homme”, regrette Bette Davis. Et lui de répondre, avec toute sa certitude masculine : "Je le crois en effet, mais c’est bien là ce qui vous chagrine : vous ne pouvez agir comme un homme."
45 ans de solitude
Ce choix de vie radical d’Elisabeth 1re a conduit le septième art à analyser son règne sous le prisme de la solitude, motif cinégénique s’il en est. Dans La Vie privée d’Elisabeth, Michael Curtis la filme souvent seule dans ses appartements, monologuant sur ses frustrations et la difficulté de son rôle. L’utilisation récurrente de miroirs, dans lesquels son visage se reflète tout en apparaissant coupé du reste du monde, renforce encore cette impression. Même dans les instants où elle est entourée de ses demoiselles de compagnie, la souveraine leur fait face, se retrouve isolée quand elles sont en groupe. À la fin du film, alors que Bette Davis a ordonné l’exécution de son amant pour trahison, cette solitude se fait plus pesante encore : engoncée dans une robe vert sombre, assise sur un trône dans une salle intégralement vide, Elisabeth 1re apparaît à moitié grignotée par la pénombre.
Des procédés similaires sont utilisés par Shekhar Khapur dans Elizabeth : l’âge d’or, le second film consacré à la souveraine, sorti en 2007, toujours avec Cate Blanchett dans le rôle principal. Lorsque la reine, désormais âgée d’une cinquantaine d’années, reçoit dans ses appartements l’explorateur Walter Raleigh, elle est seule sur son trône tandis que ses suivantes s’agglutinent dans un autre coin de la pièce. Très souvent filmée en plongée totale dans un palais de pierre froid, dont elle se détache nettement avec des robes colorées, Elisabeth 1re apparaît toujours plus isolée.
Du sacrifice à l’acceptation
Forcément romancé, le personnage d’Elisabeth 1re, confronté à ces déchirements et cette solitude, oscille entre la figure sacrificielle et la reine toute puissante. Michael Curtis en 1939, puis Josie Rourke 80 ans plus tard, ont choisi de la montrer en souffrance quasi perpétuelle. Bette Davis, comme Margot Robbie, alternent entre crise de mélancolie et accès d’autoritarisme. Dans ce qui est probablement la plus belle scène de Marie Stuart, reine d’Écosse, Elisabeth 1re se retrouve face à sa cousine (qui a les traits de la jeune Saoirse Ronan), dont elle n’a plus la jeunesse ni la joliesse. Et se retrouve soudain submergée par le poids du renoncement à sa propre féminité. Elle enlève sa perruque, dévoilant une chevelure naturelle quasi inexistante, et admet son complexe d’infériorité en tant que femme. Un peu plus tôt dans le film, alors qu’elle se savait enceinte, Marie Stuart lançait d’ailleurs, bravache : "je serai la femme qu’elle ne sera jamais." Prise de court, se sachant battue d’avance sur ce terrain qu’elle ne maîtrise plus, Elisabeth 1re admet alors être "devenue un homme". Ce qui est tout à la fois une victoire pour une souveraine et l’aveu d’une impossibilité à exister pleinement.
Shekhar Khapur, lui, a fait un choix différent. À la fin du premier opus de son diptyque, celui de 1998, Cate Blanchett semble aussi vivre la perte de sa féminité comme un renoncement. "Dois-je avoir un cœur de pierre ? N’être touchée par rien ?", demande-t-elle à Sir Walsingham, devenu son conseiller. "Oui, pour régner en maître", répond-il. "Tous les hommes ont besoin de vénérer et admirer quelque chose de plus grand qu’eux, ils doivent pouvoir toucher le divin ici, sur Terre." Et, montrant une statue de la Vierge Marie : "Elle avait un tel pouvoir sur le cœur des hommes. Ils sont morts pour elle. Ils n’ont rien trouvé pour la remplacer." Partant de ce constat, Elisabeth 1re se coupe les cheveux, s’enduit du fard blanchâtre qu’ont immortalisé tous les portraitistes de l’époque et choisi de devenir cette "reine vierge" qui restera dans la légende. "Je me suis mariée avec l’Angleterre."
La fin du deuxième film, celui de 2007, fait écho à celle-ci tout en étant radicalement différente. Invitée à devenir la marraine du bébé de l’une de ses suivantes, Elisabeth 1re prend l’enfant dans ses bras. Regard caméra, baignée d’une lumière aux allures divines, Cate Blanchett poursuit son cheminement intérieur. "On m’appelle la reine vierge. Sans mari, je n’ai pas de maître, sans enfant, je suis la mère de mon peuple." Mais ce qui était vécu comme un sacrifice dans sa jeunesse devient une affirmation de soi pour une souveraine plus aguerrie. "Je suis moi-même."
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