"Il n'y a pas un président de la Ve République qui n'a pas su éviter, contourner les problèmes posés par cette mémoire particulière, et ce sera encore le cas à cette occasion." Ces propos, tenus par un conseiller élyséen à la mi-octobre devant une poignée de journalistes, se sont révélés prophétiques. Mercredi, au beau milieu de son "itinérance" mémorielle dans le nord-est de la France, Emmanuel Macron a marché en plein dans les "problèmes posés par cette mémoire particulière", en l'occurrence celle du maréchal Pétain, déclenchant une vive polémique.
Qu'a dit exactement Emmanuel Macron ?
Tout a commencé en réalité mardi soir, lorsqu'une dépêche AFP fait état de l'organisation, samedi 10 novembre, d'un "hommage aux chefs militaires de la Grande Guerre, de Joffre à Pétain". Le porte-parole des armées, Patrik Steiger, indique que cet hommage a "été validé par l'Élysée" et que, si Emmanuel Macron n'y assistera pas lui-même, ce sera bien le cas de son chef d'état-major particulier, l'amiral Bernard Rogel. Mais le porte-parole précise également que les chefs militaires "nommément honorés" avec le dépôt d'une gerbe de fleurs seront les cinq maréchaux de la Grande Guerre enterrés aux Invalides, soit Foch, Lyautey, Maunoury, Fayolle et Franchet d'Esperey. Le maréchal Pétain, lui, est inhumé à l'île d'Yeu, donc exclu.
Mercredi matin, interrogé sur cette cérémonie par le journaliste politique d'Europe 1 présent sur place, Emmanuel Macron se veut "très clair". "On connait le rôle que Pétain a eu pendant la Première Guerre mondiale en tant que maréchal, on connait ensuite son rôle dans l'histoire. Ceci, la vie politique française et les historiens l'ont jugé", explique-t-il. "Mais je considère qu'il est tout à fait légitime que nous rendions hommage aux maréchaux qui ont conduit aussi l'armée à la victoire. Et que cet hommage soit rendu, comme il l'est d'ailleurs chaque année, par l'armée française. Je ne fais aucun raccourci mais je n'occulte aucune page de l'histoire. Le maréchal Pétain a été pendant la Première Guerre mondiale aussi un grand soldat, c'est une réalité de notre pays. C'est ce qui fait que la politique, comme l'humaine nature, sont parfois plus complexes que ce qu'on voudrait croire. On peut avoir été un grand soldat durant la Première Guerre mondiale et avoir conduit à des choix funestes pendant la Deuxième."
STOP AUX RACCOURCIS : « On peut avoir été un grand soldat pendant la Première Guerre mondiale ET CONDUIRE À DES CHOIX FUNESTES PENDANT LA DEUXIÈME. » Le Président Emmanuel Macron regarde l’histoire en face. Écoutez sa déclaration sur le maréchal Pétain dans son intégralité : pic.twitter.com/qh0tZxS8ij
— Élysée Infos (@ElyseeInfos) 7 novembre 2018
Et le président d'ajouter, comme on peut l'entendre dans la vidéo ci-dessus : "J'ai toujours regardé l'histoire de notre pays en face. Nous sommes en train de célébrer le centenaire de la victoire d'une nation combattante. C'est aussi la victoire d'une armée française et de ses maréchaux. Il est normal de les célébrer et de permettre à l'armée française de le faire. "
Comment la polémique a-t-elle enflé ?
Immédiatement, les propos du président de la République sont critiqués par l'opposition. "Pétain est un traître et un antisémite. Macron, cette fois-ci, c'est trop ! L'histoire de France n'est pas votre jouet", fustige Jean-Luc Mélenchon. Le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) se dit "choqué". "La seule chose que nous retiendrons de Pétain, c'est qu'il a été, au nom du Peuple français, frappé d'indignité nationale lors de son procès en juillet 45." Ce qui devrait donc interdire tout hommage. "Rien ne justifie une telle honte", lance de son côté Benoît Hamon."Quand on préside la France, il faut se montrer un peu plus à la hauteur de son histoire." "Mais quel dégoût", s'indigne Pierre Jouvet, porte-parole du PS.
Le maréchal #Joffre est le vainqueur militaire de la guerre de 14-18. #Pétain est un traitre et un antisémite. Ses crimes et sa trahison sont imprescriptibles. #Macron, cette fois-ci, c'est trop ! L'Histoire de France n'est pas votre jouet.
— Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) 7 novembre 2018
La droite n'est pas plus tendre. "Il n'y a rien de pire dans l'histoire que les trous de mémoire", estime Alain Houper, sénateur LR. Pour Xavier Bertrand, président des Hauts-de-France, "l'infamie" de Pétain "efface tout le reste".
Face à ces tirs croisés, l'exécutif tente d'apaiser la situation. Jeudi, c'est Emmanuel Macron qui répond aux critiques et fustige la "boîte à folie" des "polémiques inutiles". La veille, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, avait dénoncé une "mauvaise polémique" et des "raccourcis douteux". Et en avait appelé au général de Gaulle, qui disait de Pétain que "sa gloire à Verdun ne saurait être contestée ni méconnue de la Patrie". "Aucun hommage ne sera rendu à Pétain samedi", écrivait-il enfin dans une tribune. "Il n'en a jamais été question. Nous avions annoncé que nous honorerions les maréchaux de la Grande Guerre. Certains en ont déduit que Pétain en faisait partie ; ce n'est pas le cas."
N'a-t-il vraiment jamais été question de célébrer le maréchal Pétain ?
En réalité, il a bien été question d'honorer Pétain. Pas individuellement, bien sûr, mais collectivement. L'hommage aux huit maréchaux de la Première Guerre mondiale est en effet une demande (récurrente) de la haute hiérarchie militaire. Selon Jean-Dominique Merchet, journaliste à L'Opinion spécialisé dans les questions de Défense, l'Élysée a d'abord accepté début juillet. La présence d'Emmanuel Macron lui-même était prévue, comme en témoigne le premier dossier de presse du centenaire, daté du 18 septembre. Dans ce document, il est bien précisé qu'une "cérémonie d'hommage aux maréchaux de la Grande Guerre à l'Hôtel national des Invalides se tiendra [dimanche 11 novembre] en présence du Président de la République. Il s'agira de rendre hommage aux huit maréchaux qui ont dirigé les combats pendant la Première Guerre mondiale […], et dont cinq sont inhumés aux Invalides". Philippe Pétain fait donc bien partie du lot.
En fait si, il en a déjà été question. Programme du 1er dossier de presse du centenaire de 14-18 : "Il s'agira de rendre hommage aux 8 maréchaux qui ont dirigé les combats". #Pétain fait partie des 8... Et au passage, @EmmanuelMacron était censé assister à la cérémonie... #CQFDpic.twitter.com/y7iOn7UqIK
— Julien Nény (@JulienNeny) 8 novembre 2018
Mais l'Élysée, alerté selon Jean-Dominique Merchet par plusieurs historiens, finit par faire machine arrière. En octobre, un conseiller reconnaît dans les colonnes de L'Opinion que "si l'on honore Pétain, on aura des polémiques avec la France insoumise ou la communauté juive". Le programme est donc modifié. La cérémonie est avancée au samedi, Emmanuel Macron se fait représenter par son chef d'état-major particulier. Et à Mediapart, un conseiller élyséen explique : "L'hommage aux maréchaux est une demande assez récurrente […] mais il y a lieu de s'interroger sur la signification. La présence du maréchal Pétain dans cette galerie a évidemment toujours été un problème, y compris dans la mémoire élyséenne."
Le 30 octobre, la ministre des Armées, Florence Parly, assure sur BFM TV que "l'État-major n'a jamais imaginé rendre hommage au Maréchal Pétain [mais] à des maréchaux qui sont aux Invalides". Ce qui n'est donc pas tout à fait exact mais devait permettre d'éviter toute "polémique inutile". Finalement, celle-ci a quand même rattrapé Emmanuel Macron.