Le travail moderne est souvent source de souffrance.
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Comme le rappellent deux experts dans "Le Tour de la question", la souffrance au travail est aujourd'hui omniprésente dans la société française, exacerbée à la fois par la peur du chômage, une individualisation des salariés et un culte de la performance délétère. 
LE TOUR DE LA QUESTION

Les chiffres sont méconnus. Pourtant, ils existent, remontés par les experts de terrain comme par des études sociologiques et scientifiques. Aujourd'hui, "un tiers des salariés sont en très grande souffrance au travail", rappelle Marie Pezé, docteure en psychologie, psychanalyste et fondatrice de la première consultation "Souffrance et travail". C'était en 1997. En vingt ans, l'experte, invitée mercredi du "Tour de la question" sur Europe 1, a observé une nette dégradation de la situation. 

Épuisement physique, atteintes cognitives et crises suicidaires

"Les pathologies de l'envahissement par le travail sont omniprésentes", explique-t-elle, avant de préciser que les enjeux en termes de santé publique sont colossaux. Car contrairement à ce que le terme "burn-out", devenu un peu fourre-tout, peut laisser penser, les effets sur la santé sont très concrets. "Ce à quoi nous assistons sur le terrain, c'est à de véritables effondrements somatiques avec des patients présentant des pathologies cardio-vasculaires, des épuisements physiques et psychologiques, des atteintes cognitives qu'on peut mesurer par des bilans neuro-sociologiques. Ces bilans que nous faisons passer régulièrement à nos patients montrent une dégradation de leurs capacités cérébrales. Nous avons des cadres sup' dont le cerveau est définitivement abîmé et qui ne pourront jamais retravailler. C'est une usure prématurée de l'organisme due à son utilisation intensive et beaucoup trop folle."

"On a un phénomène de santé public, il faut trouver de nouvelles régulations, de nouvelles préventions", confirme Jean-Claude Delgènes, président de Technologia, un cabinet spécialisé dans l'expertise et la prévention des risques liés au travail. "À 40%, les crises suicidaires en entreprise sont liées à de l'épuisement professionnel." Là encore, Marie Pezé veut battre en brèche les idées reçues : "Il faut arrêter de penser que nous sommes en face de gens dépressifs. Des morts au travail, qui aurait pu l'imaginer en 2019 ? La plupart de ces gens ne sont pas déprimés, ils veulent que ça s'arrête. Ces gens-là ne voient pas d'autres solutions."

 

Pénibilité et peur du chômage accentuent la souffrance

Mais comment expliquer ce phénomène ? Marie Pezé et Jean-Claude Delgènes y voient des causes multiples. Le second insiste d'abord sur le fait que la pénibilité au travail n'est toujours pas résolue. Certes, il ne s'agit plus des mineurs de fond de l'époque industrielle, mais "on a une vision déformée du travail", assure le président de Technologia. "On s'imagine que c'est de 8 heures le lundi à 17 heures le vendredi. Or, pour les deux-tiers des Français, c'est totalement atypique : 67% travaillent soit de nuit, soit le week-end, soit en horaires postés, soit en travail décalé. Il est très important d'avoir une bonne représentation pour comprendre la souffrance qui en découle."

Les deux experts apportent une autre explication qui vient se superposer à la première. Aujourd'hui, les difficultés sur le marché de l'emploi a des conséquences sur ce que les travailleurs sont prêts à endurer. "On a tellement de gens privés d'emploi qu'on accepte des conditions de travail délétères dans une dimension sacrificielle", explique Jean-Claude Delgènes. Marie Pezé confirme : "sur le plan individuel, le terreau de toutes les pathologies, c'est la peur de perdre son travail." Pour la psychanalyste, il faut aussi ajouter une autre dimension, typiquement française : la "culture du présentéisme". "Ancré depuis beaucoup trop longtemps, le présentéisme à la française n'est fondé ni scientifiquement, ni économiquement", regrette-t-elle.

Le paradoxe d'un travail qui peut épanouir ou épuiser

Marie Pezé fait aussi reposer la souffrance au travail sur un paradoxe : d'un côté, "le travail est central dans la construction de l'identité, la fabrication de la culture et de la civilisation". De l'autre, "le travailleurs français, engagé dans ce besoin de reconnaissance de ce qu'il apporte dans son utilité au monde, ne se reconnaît plus dans la manière dont le travail se fait tous les jours parce qu'il s'exécute dans des conditions dégradées". Ce paradoxe engendre notamment un surinvestissement des salariés. "Celui qui aime son travail et veut réussir sera de toutes façons envahi par cette affaire du travail. Même si on quitte l'entreprise, on emporte son souci chez soi. Le travail vous habite sans arrêt."

Cela s'est d'ailleurs amplifié avec l'arrivée des nouvelles technologies, comme le note Jean-Claude Delgènes. Elles "ont reconfiguré le travail et font qu'on n'en sort plus", explique-t-il. "Désormais, vous êtes connecté en permanence au travail, ce qui fait qu'on a une intensité et une amplitude qui n'est plus régulée. Les gens sont dans un travail compulsif pour essayer de se protéger." 

La solitude, mal moderne

Le discours ambiant sur le travail a aussi changé, et pas pour le meilleur. "Actuellement, ce dont souffre le salarié français, c'est essentiellement qu'au lieu de dire que le travail rapporte, on lui dit que ça coûte", analyse Marie Pezé. Jean-Claude Delgènes, lui, met le doigt sur un glissement du collectif vers l'individuel. "Avant, la performance était analysée sur le plan collectif. De plus en plus, c'est sur le plan individuel, avec des objectifs à atteindre. Ce qui fait que chacun court sur son couloir."

Cette individualisation a souvent pour effet d'enfermer le salarié dans sa solitude. "En France, on se caractérise non seulement par une intensité du travail, mais aussi par une mauvaise qualité des relations de travail", rappelle le président de Technologia. Pour Marie Pezé, la solution passe d'ailleurs essentiellement par cette sortie de la solitude. "Il faut reconstruire des solidarités."