Et la France bascula à nouveau dans l'effroi : jeudi, un Tunisien de 21 ans a assassiné trois personnes dans la basilique Notre-Dame de l'Assomption, à Nice. Cet attentat a été perpétré moins de deux semaines après la décapitation de l'enseignant Samuel Paty, à qui l'assaillant reprochait le fait d'avoir montré à ses élèves les caricatures du prophète. Quelles sont les logiques de ce terrorisme qui a frappé notre pays à de nombreuses reprises depuis 2012 ? Olivier Roy, politologue et spécialiste de l'islam, analyse au micro Europe 1 de Frédéric Taddeï les fondements de ce mouvement qui met la société française au défi d'une idéologie qu'il juge "nihiliste".
Selon vous, on a tort de faire un lien automatique entre l'augmentation du fondamentalisme religieux et la violence terroriste. Pourquoi ?
La plupart des terroristes n'ont pas de véritable passé religieux, ils ont beaucoup plus facilement un passé de petit délinquant. Ils se radicalisent en général en prison plutôt que dans une mosquée et choisissent d'emblée un islam violent, le djihadisme ou le terrorisme. Ils ne passent presque jamais par l'étape de ce qu'on appelle "salafi", la pratique quotidienne extrêmement normative de la religion. Ces gens-là ne sont pratiquement jamais associés à une mosquée, à une communauté, des groupes prêcheurs, etc. Ce n'est pas la pratique religieuse qui les intéresse, mais l'activisme religieux et le passage à l'acte. Pour eux, c'est une espèce de suicide où on espère tout de suite avoir accès au paradis.
L'islamisme n'est donc pas dans la radicalisation violente ?
Il n'y a pas de causalité, mais vous avez évidemment un parallélisme. Depuis vingt ans, on voit dans l'islam, mais aussi dans les autres religions, un raidissement. Les gens qui se convertissent aujourd'hui ou qui retrouvent une pratique religieuse le font dans des versions fondamentalistes de leur religion. La religion modérée n'intéresse plus personne. Cela s'accompagne évidemment, dans l'islam, d'une radicalisation politique et d'une radicalisation dans la violence. C'est d'ailleurs la violence qui fait la différence avec les autres religions. Mais dans cette quête d'une communauté "entre-soi", où on respecterait strictement les normes religieuses et cette méfiance d'une laïcité de plus en plus athée, on retrouve toutes les religions.
" Ça n'est pas en asséchant le marché du religieux qu'on va modérer les croyants les plus radicaux "
Même si l'islam se réformait et qu'il n'y avait plus une seule mosquée radicalisée, il pourrait y avoir quand même des attentats d'après vous ?
Ces jeunes cherchent la radicalisation. On le voit sur Internet : ils ne vont pas chercher des différentes écoles théologiques sur le Coran, mais tout de suite le djihad, la violence, etc. Et ils continueront à le faire, quelle que soit l'offre religieuse dans la société française. Est-ce qu'ils continueront à aller dans des grands récits héroïques djihadistes et islamiques ou est ce qu'ils iront ailleurs ? Je n'en sais rien. En ce moment, on est à une période où ce qui domine le marché de la radicalisation, ce sont ces grands récits mis sur les écrans par Al-Qaïda ou par Daech, qui sont des récits apocalyptiques où l'individu fait son salut par sa propre destruction et la mort des autres.
Comment combattre l'islamisme ?
Le terme ne veut plus dire grand chose aujourd'hui, disons plutôt les formes radicales de pratiques religieuses. Le salafisme, par exemple, pose un problème de société, c'est à dire où l'on vit entre soi, dans une communauté fermée sur elle même, à l'intérieur d'une société dont on ne partage pas les valeurs. Mais comment recréer le lien ? Ce n'est certainement pas en imposant une laïcité normative et quasiment idéologique, suivie de sanctions éventuelles, qu'on arrivera à le faire. Il y a une demande de spiritualité. Il y a une demande religieuse qui est très certainement dévoyée. Mais il faut faire avec et ça n'est pas en asséchant le marché du religieux, qu'on va modérer les croyants les plus radicaux. Il faut au contraire mettre sur le marché d'autres espaces de spiritualité, de religion. Il faut réapprivoiser le religieux au lieu de l'exclure. Évidemment, un État laïc ne peut pas le faire. (...) Donc c'est quelque chose qui doit se faire à partir de la société, à partir de la société civile, à partir des croyants, à partir de ceux qui se présentent comme des cadres religieux. C'est à eux, dans le fond, de prendre en main cette recherche d'une nouvelle spiritualité dans des sociétés comme les nôtres qui sont extrêmement sécularisées.
Depuis les attentats de 1995 jusqu'à l'attentat de Nice, la mort est au coeur du projet terroriste.
D'un point de vue de l'efficacité stratégique ou militaire, c'est complètement absurde d'avoir des militants qui parfois sont très bien formés, comme ceux du Bataclan, et qui ne servent qu'une fois. On le voit très bien avec Daech. Ils ont perdu tous leurs militants d'élite dans une action unique, ce qui est complètement irrationnel d'un point de vue stratégique et militaire. La mort du terroriste est au cœur de l'action du terroriste. Son but n'est pas seulement de donner la mort, c'est de mourir. Ce qui est très typique maintenant, c'est que toutes les attaques depuis 2016 se font avec des couteaux de cuisine ou des petites armes, etc. Ils n'essaient même pas de tuer le maximum de gens en utilisant des kalachnikovs. Ils essaient tout simplement de se qualifier comme meurtrier, comme tueur et ensuite d'attendre que la police les tue.
" Ils ne croient pas en rien, mais ils ne croient en rien sur Terre "
Au fond, le terrorisme actuel a plus à voir pour vous, avec le nihilisme des terroristes russes de la fin du 19ème siècle qu'avec l'islam…
Tous ces jeunes cherchent la mort, ce qui n'est pas rationnel quand on veut imposer une idéologie politique. Cela relève d'une dimension nihiliste, parce qu'ils ne travaillent pas pour la mise en place d'une meilleure société, ce qui était quelque chose qu'on trouvait chez les anarchistes, chez les gauchistes et d'autres mouvements terroristes. Chez eux, dans le fond, on a l'impression qu'ils n'y croient pas, qu'ils ne croient pas à l'établissement d'une nouvelle société islamique. Ces jeunes-là, quand ils rejoignent le mouvement, ils ne le font pas pour aller bâtir des hôpitaux, pour construire des écoles, pour faire de l'humanitaire, etc. Ils le font pour devenir des kamikazes. C'est ça que j'appelle la dimension nihiliste. Ils ne croient pas croit en rien, car ils espèrent bien aller au paradis. Mais ils ne croient en rien sur Terre.
C'est de la révolte pure, avec une violence qui n'est pas un moyen ?
Elle est une fin, exactement. C'est ce qui caractérise le terrorisme d'aujourd'hui et c'est pour ça qu'il est très difficile à combattre.
Des identitaires menacent à leur tour des musulmans. L'un d'entre eux a été abattu par la police jeudi à Avignon, après avoir menacé un commerçant de confession musulmane avec une arme de poing. Le risque de ces attentats n'est-il pas de provoquer une guerre civile ?
Non, pas une guerre civile. Des violences, oui, évidemment. Pour la guerre civile, il faut quand même qu'il y ait des populations entières dans le coup, ce qui n'est pas le cas. Il y en a qui essaient de lier les violences de banlieue avec l'islamisation, mais les violences de banlieues sont sur des logiques complètement différentes, des logiques qu'on retrouve aux Etats-Unis. Ce conflit avec la police, les problèmes de relégation sociale, etc. Ils ne rejoignent pas collectivement le mouvement d'islamisation. Paradoxalement, en accroissant les tensions, ces attentats accroissent la demande d'unité sur laquelle joue le président, par exemple, dans cette demande. D'autre part, je pense qu'on est une société qui n'est pas si fragmentée que ça. On oublie toujours qu'il y a des classes moyennes musulmanes en ascension sociale, qui sont dans des logiques religieuses complètement différentes de celles des radicaux et qu'on est, sur le plan des mariages, par exemple, dans des logiques beaucoup plus de plus grande mixité que la plupart de nos voisins européens. La France a une vision d'elle-même très pessimiste, beaucoup plus pessimiste que la réalité sociologique ne le montrerait.