Menaces, insultes, humiliations, bousculades… Environ 7% des quelque 3,2 millions de collégiens français subissent chaque jour des violences psychologiques ou physiques dans la cour de récré. L'Éducation nationale, qui organise jeudi la troisième journée nationale de lutte contre le phénomène, place souvent les victimes au centre de ses programmes, en les incitant à prendre la parole, à apprendre à dire non. Comme si, d'une certaine façon, c'était d'abord à elles de trouver la solution. Les harceleurs, eux, y restent globalement en marge. Le "protocole de traitement des situations de harcèlement" remis aux chefs d'établissement et aux directeurs d'écoles incite simplement à les convoquer puis, éventuellement, à les sanctionner. Sans forcément tenter de comprendre les mécanismes qui poussent un élève à faire souffrir ses camarades.
L'expression brutale d'un mal-être
Pourtant, les bourreaux ne mesurent pas toujours la gravité de leurs actes. "À l'époque, ça nous faisait rire. Mais aujourd'hui, quand j'y repense, c'est horrible. Je n'en suis pas très fier…". Quand il se remémore ses années collège, Maxime*, 28 ans, baisse le regard. "Il y avait une fille que je connaissais depuis l'enfance. Ce n'était pas ma meilleure amie mais on était dans le même cercle de copains. Puis on s'est brouillés, elle m'a fait du mal. Alors, pour me venger, je l'ai harcelée", raconte le jeune homme. Quinze ans après, les faits refont surface, comme autant de souvenirs qu'il voudrait lui aussi oublier.
" C'était vicieux et ça l'a affectée (…). J'étais en souffrance de ce qu'elle m'avait fait "
"D'abord, c'était du registre de la blague potache : avec deux ou trois autres amis, on a mis son numéro de portable sur des chats en ligne. Puis on l'a surnommée 'le Démon' et on a commencé à lancer des rumeurs sur elle : 'elle a couché avec untel, elle a trompé son copain avec machin…'. C'était vicieux et ça l'a affectée. En même temps, c'était le but…", reconnaît-il avant de se justifier : "J'étais en souffrance de ce qu'elle m'avait fait".
D'après une étude d'Alana James, de la National Society for the Prevention of Cruelty to Children, une partie des harceleurs reproduit ainsi des maux dont ils ont eux-mêmes été victimes. Car on ne naît pas harceleur, et on ne le devient pas comme on contracte un virus. Ces comportements sont la plupart du temps l'expression d'un mal-être plus profond, comme l'explique notamment la pédopsychiatre Nicole Catheline, dans Libération. Dans son cabinet du centre hospitalier Henri-Laborit, à Poitiers, beaucoup d'adolescents viennent la voir pour des problèmes d’anxiété, un état dépressif ou un conflit avec leurs frères et sœurs. Ce n'est qu'au cours des séances qu'ils avouent leurs méfaits.
"Parfois, cela peut être la conséquence d’une situation de vulnérabilité à un moment donné. Par exemple lorsqu’en peu de temps, un jeune vit un déménagement, la perte de son chien et la maladie d’un proche. Il veut alors externaliser sa tension interne et s’en prend à tout le monde. Si son comportement est repris par d’autres, on tombe très vite dans le harcèlement", détaille la médecin, spécialiste du harcèlement scolaire.
" Face à des émotions, ils réagissent donc comme ils peuvent, parfois avec les poings "
"Dans tous les cas de harcèlement que j’ai rencontrés, à 99%, du côté des victimes comme des harceleurs, les enfants ont été suivis en orthophonie pour des retards de parole ou de langage. Ils ont un déficit de narrativité, de vocabulaire", commentait-elle encore en 2014 lors du congrès annuel de l'Encéphale, à Paris. "Face à des émotions, ils réagissent donc comme ils peuvent, parfois avec les poings".
L'éducation peut également jouer un grand rôle dans ce processus. "Quelquefois, les bourreaux viennent de milieux où existe une certaine forme de maltraitance. Cela peut venir d'une éducation un peu rigide, d'une carence éducative qui ne permet pas à l'enfant de gérer ses débordements impulsifs. On peut aussi tomber sur un enfant qui reproduit les brimades qu'a pu lui faire subir son grand frère, par exemple", confirme auprès d'Europe1.fr le pédopsychiatre Stéphane Clerget, auteur de Comment te faire respecter, aux éditions Limonade.
Difficile cependant de généraliser, tant chaque cas est différent. Les avis tranchés et divisés des experts sur les origines du mal ne font que le rappeler. Dans Le Harcèlement scolaire en 100 questions, Emmanuelle Piquet estime ainsi que les auteurs de violences au collège ne sont pas nécessairement malheureux. Selon la psychopraticienne, ils cherchent avant tout à être populaires. Et donc à prouver leur ascendance sur les autres, jusqu'à se montrer brutaux.
Ce profil d'enfants, elle lui a donné un nom : celui de la vaniteuse et manipulatrice fillette dans La Petite maison dans la prairie : "Nelly Oleson". Contrairement aux "Lady Di", appréciés par tout le monde et qui n'ont donc pas besoin de harceler pour être populaires, ceux-ci ne sont pas forcément aimés, mais parviennent à retourner un groupe contre une seule personne, en la prenant en grippe.
Un phénomène de groupe
Mais le harcèlement est aussi et surtout un phénomène de groupe. Celui de Maxime était composé de trois autres ados. Et de bien d'autres malgré eux. Des témoins, qui rient des moqueries sans y prendre une part active. Ou qui préfèrent simplement se taire. "Personne n'a pris la défense de cette fille", se souvient d'ailleurs le jeune homme. "Le prof de français s'en était rendu compte, mais ne nous a pas spécialement dit quelque chose non plus. En fait, on n'a eu des retours qu'au moment où ça s'était arrêté", confie-t-il.
Cette notion de groupe, justement, n'aide pas forcément à s'arrêter. Sentiment d'impunité et dilution de responsabilité - puisque je ne suis pas le seul à le faire et que personne n’intervient, alors je ne porte pas la responsabilité seul - peuvent laisser croire au harceleur que son comportement n'est finalement pas si répréhensible que ça : "parce que tout ça, c'est juste pour rire".
"Il ne faut pas nier la jouissance et la facilité qu'il y a à s'attaquer à une personne fragile, dans cette période charnière où le rapport à la réalité est un peu étrange, comme s'il s'agissait d'un jeu", analyse néanmoins le Dr Clerget. "Dans de rares cas, il peut aussi s'agir de futurs pervers narcissiques, qui eux ont conscience de ce qu'ils font", rappelle-t-il encore. "Faire du mal aux autres procure aux harceleurs un sentiment de puissance et de plaisir. Comme quand on arrache les ailes d'une mouche".
Face à ces graines de tyrans, les adultes n’ont pas toujours les outils. Les parents, en premier lieu, sont souvent dans le déni. D'autant que leur enfant peut se comporter de façon tout à fait sage à la maison et être plutôt bon élève… Les responsables éducatifs restent ainsi les mieux placés pour repérer de telles attitudes.
Faire comprendre au harceleur qu'il doit arrêter
Si en France, les pouvoirs publics ne se sont réellement emparés du problème qu'en 2011, à la suite d’une première enquête réalisée par l’Observatoire international de la violence, à la demande de l’UNICEF, dans le cadre des états généraux de la sécurité à l’école, aujourd'hui, quelque 300.000 membres de l'Éducation nationale ont été formés à la lutte contre le harcèlement.
"Un professeur respecté par la classe doit taper du poing sur la table devant tout le monde, expliquer ce qu'il s'est concrètement passé et faire comprendre que tous ceux qui ne disent rien sont complices", recommande Stéphane Clerget. "La prise de conscience ne peut être que collective. Il s'agit de tendre un miroir face à ces comportements".
Parmi les autres méthodes actuellement testées dans plusieurs collèges de France, celle mise au point dans les années 70 par Anatol Pikas, un professeur de psychologie de l’éducation. La démarche, qui a déjà fait ses preuves en Suède, au Canada ou au Royaume-Uni, consiste à extraire le harceleur de son groupe, en dialoguant individuellement avec lui.
" Il est frappant de voir la facilité avec laquelle ils trouvent eux-mêmes une solution "
"Ces derniers ne sont jamais accusés de quoique ce soit. On leur demande ce qu’ils pensent de l’élève qui souffre. Curieusement, dans le groupe, il y en a toujours un qui finit par concéder que certains se moquent de lui. À partir de là, on demande à chacun comment faire pour l’aider à aller mieux. Il est frappant de voir la facilité avec laquelle ils trouvent eux-mêmes une solution", détaille auprès de Libération Jean-Pierre Bellon, président de l’Association pour la prévention de phénomènes de harcèlement entre élèves (Aphee).
"Les plus petits proposent par exemple de faire un dessin à la victime quand les plus grands comptent dire aux autres de cesser les moqueries. À la fin, ils sont même félicités. (…) On arrive à résoudre le problème dans 80% des cas. On les rend ainsi acteurs de la sortie du harcèlement alors que la méthode punitive peut les renforcer dans leur position", continue Jean-Pierre Bellon.
Quand le problème s'avère trop profond pour être réglé par le dialogue, les sanctions sont malgré tout inéluctables. Elles peuvent aller du blâme (un rappel à l’ordre moral) à l’avertissement (qui laisse une trace écrite jusqu’à la fin de l’année scolaire), jusqu'à "une mesure de responsabilisation" (l’élève doit s’inscrire dans une association ou engager une démarche responsable au sein de l'école, tel que trier les livres à la bibliothèque par exemple). Ou, plus radicale, l'exclusion temporaire ou définitive.
Depuis 2014, le harcèlement à l’école est aussi puni pénalement, et cela même si les faits n’ont pas été commis dans l’établissement. Les coupables âgés de plus de 13 ans risquent en effet entre 6 et 18 mois de prison ainsi que 7.500 euros d’amende. Les parents des auteurs mineurs peuvent également être amenés à indemniser la famille d'une victime.
L'essentiel est donc de s'occuper du problème le plus tôt possible, en repérant les premiers signes de violences. Sous peine de créer un cycle destructeur. Selon une étude menée en 2011 par l’université de Cambridge, les harceleurs ont une vie plus marquée par la violence, la délinquance et les troubles mentaux que les autres élèves. À tous points de vue, le harcèlement laisse des traces. Pour la victime, évidemment. Parfois aussi pour le bourreau.
*Le prénom a été modifié
En cas de harcèlement, des dispositifs d'écoute existent :
- Inauguré en 2015, le numéro vert "non au harcèlement", le 3020, est ouvert du lundi au vendredi de 9h à 20h et le samedi de 9h à 18h (sauf les jours fériés. Ce numéro gratuit permet écoute, conseils et orientations aux personnes appelant pour signaler une situation de harcèlement à l'école.
- Autre dispositif, pour les cas de cyberharcèlement : le "net écoute", doté lui aussi d'un numéro de téléphone gratuit (0800 200 000) et d'un site internet (http://www.netecoute.fr).
Toutes les informations sont à retrouver sur http://www.nonauharcelement.education.gouv.fr