"Quand vous avez trente furieux avec des cagoules qui arrivent et qui veulent tout casser, ils cassent tout." Au lendemain du saccage de sa concession Renault, située dans le quartier de la gare d'Austerlitz, à Paris, Christian Noël pose un diagnostic implacable : mardi, le défilé syndical du 1er-Mai a été éclipsé par de violentes dégradations, contre lesquelles les commerçants ne pouvaient rien. Selon la préfecture de police, 14.500 personnes dont "1.200 black blocs", des militants d'extrême gauche habitués des manifestations, ont rapidement investi la tête du cortège, composé, lui, d'environ 20.000 personnes.
Le bilan de la "casse" est lourd : 31 commerces, une quinzaine de véhicules dégradés... et de vives critiques émanant de responsables politiques et policiers, qui jugent que ce niveau de violences aurait pu être évité. "Il faut revoir la conception du maintien de l'ordre", a plaidé Frédéric Lagache, numéro deux du syndicat Alliance, mercredi. Le Premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, a pour sa part réclamé une commission d'enquête parlementaire pour faire la lumière sur la "chaîne de commandement" des forces de l'ordre. Europe 1 fait le point sur ce que l'on sait de la gestion de ces violences.
Comment les policiers suivent-ils les "black blocs" ?
"On peut identifier trois types de participants" aux black blocs, explique Olivier Cahn, chercheur au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales : "les militants révolutionnaires, qui utilisent ce genre d'action pour susciter l'étincelle", "les militants d'une mouvance ultra-gauche, moins politisés, qui viennent par exemple des groupes antifascistes" et "les opportunistes", présents "parce que ça va casser." Les services de renseignement produisent des rapports réguliers sur tous ces "habitués" des cortèges et mobilisations, notamment à Rennes où à Nantes. Dans ces villes de l'Ouest, les fonctionnaires sont habitués à "gérer" des black blocs en marge de rassemblements étudiants ou militants, comme à Notre-Dame-des-Landes.
Concernant le rassemblement du 1er-Mai, une note confidentielle de la Direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), datée du 30 avril et révélée par Le Parisien, mercredi, prévoyait la présence de "400 à 800 membres de la mouvance contestataire radicale au défilé", et de "1.000 à 1.500 personnes issues de la communauté étrangère". "À cette occasion, les manifestants les plus déterminés devraient se positionner en amont du carré de tête, et pourraient s'en prendre violemment aux forces de l'ordre, dégrader du mobilier urbain et des symboles du capitalisme (agences bancaires, concessionnaires automobiles, véhicules de prestige)", poursuivait le document.
La prévision semble proche du scénario effectivement observé dans le quartier de la gare d'Austerlitz. Elle était notamment basée sur les messages relayés sur les réseaux sociaux, comme l'appel du Mili (Mouvement inter-luttes indépendant) à "faire vivre une journée en enfer" à Emmanuel Macron à l'occasion du 1er-Mai. Problème : "on est face à des structures de type autonome, des individus qui ont des liens, des relations par internet ou en direct, mais qui ne sont pas structurés sous une forme associative". Seule une telle structure "pourrait faire l'objet d'une dissolution", explique Olivier Cahn.
La convergence de mardi a-t-elle été mal anticipée ?
Impossible, donc, d'empêcher le rassemblement de ces militants. Les forces de l'ordre pouvaient en revanche anticiper l'ampleur du mouvement et des dégradations potentielles : le préfet de police de Paris, Michel Delpuech avait reçu les organisateurs de la manifestation à la veille du 1er-Mai, afin de les informer de la présence de "militants de groupes contestataires issus de mouvances extrémistes", susceptibles de s'en prendre "violemment aux forces de l'ordre". Les différents mouvements en cours, notamment dans le monde étudiant et à Notre-Dame-des-Landes, pouvaient aussi laisser présager que le défilé serait émaillé de violences. "On pouvait supposer que parmi eux figureraient de très nombreux étudiants d'universités bloquées, et sans aucun doute aussi des zadistes", commente le chercheur Eddy Fougier, spécialiste des mouvements sociaux. "On ne parle pas de convergence des luttes radicales, mais d'une sorte de coagulation."
Face à cette "coagulation", près de 1.500 policiers et gendarmes étaient mobilisés mardi. Ils se trouvaient en différents points du cortège et n'étaient donc pas tous à l'endroit où se sont concentrées les dégradations. "C'était assez", a répété mercredi le préfet de police Michel Delpuech. Au sein des organisations syndicales des forces de l'ordre, plusieurs voix se sont cependant fait entendre pour critiquer l'absence de filtrage des participants en amont de la manifestation, comme cela avait été le cas lors du défilé du 1er-Mai 2017. Mais à l'époque, la procédure s'était faite dans le cadre de l'état d'urgence : elle n'est aujourd'hui possible qu'en cas de menace terroriste.
Les forces de l'ordre ont-elle tardé à intervenir ?
Lors de la manifestation, les black blocs ont fait irruption à l'avant du cortège en moins d'une dizaine de minutes, vers 14h30. Par groupes de 20 ou 30, ils se sont parfois changés devant les forces de l'ordre, qui n'ont pas agi avant l'attaque du premier commerce, un McDonald's pris pour cible vers 15h55. "On les a laissés causer des débordements sur le domaine public", a réagi mercredi David Michaut, secrétaire national CRS pour le syndicat Unsa police. "On est intervenus à partir du moment où les dégradations ont été effectuées alors qu'on pouvait les interpeller dès qu'ils étaient grimés." Depuis 2010 et les débordements liés aux black blocs en marge d'un sommet de l'OTAN à Strasbourg, la loi autorise en effet la police à arrêter les manifestants au visage masqué, ce qui était le cas des casseurs vêtus de noir.
"La liberté de manifester existe, la liberté d'aller et venir aussi", s'est pourtant défendu Michel Delpuech au lendemain de la manifestation. Dès les premiers incidents, le préfet de police a ainsi préféré prendre la décision de demander au cortège syndical de changer d'itinéraire, afin de protéger les manifestants pacifistes. Une décision parfois mal comprise des commerçants attaqués par les militants violents, sans que les forces de l'ordre ne les arrêtent immédiatement. "Tout l'art des 'black blocs' est de se mélanger à des gens" pour que "la police intervienne et qu'à ce moment là il y (ait) des morts et des blessés", a balayé le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb. Mercredi, le gouvernement soulignait le faible bilan humain des débordements : quatre blessés légers, dont un CRS touché au dos par un jet de pavé.
En termes de transmission à la justice, le bilan est nettement plus élevé : plus de 200 interpellations et 109 gardes à vue, notamment grâce à plusieurs encerclements des militants par les forces de l'ordre. "En général, lorsqu'on a des manifestations avec des actions violentes, très peu de personnes sont déférées", souligne Olivier Cahn. "Là, on peut imaginer un nombre de déferrements (en vue d'une mise en examen ou d'un procès, nldr) assez conséquent, une réponse policière et judiciaire significative a posteriori." Après le défilé du 1er-Mai 2017, au cours duquel un CRS avait notamment été gravement brûlé, seules cinq personnes avaient été arrêtées.