"À chaque fois qu'il y avait une manifestation, je me demandais si la police allait venir chez moi pour voir si j'y étais", témoigne Charles. Au printemps 2016, l'étudiant a, comme beaucoup, participé aux manifestations parisiennes contre la loi Travail. Mi-mars, il a été brièvement arrêté, puis relâché sans aucune inculpation. Deux mois plus tard, le 17 mai, le jeune homme a reçu une ordonnance lui interdisant de se rendre sur les lieux du prochain rassemblement demandant le retrait du projet de loi. Puis à nouveau le 14 juin. "J'avais l'impression d'avoir été traité comme un terroriste, comme quelqu'un de dangereux", se souvient-il. "Au début, j'étais isolé (...). Et puis je me suis rendu compte que d'autres gens avaient été ciblés. Je commençais à penser qu'ils voulaient nous intimider pour qu'on évite d'aller en manifestation."
683 "interdictions de séjour". Charles fait partie des centaines de personnes ayant fait l'objet d'une "interdiction de séjour" sur une partie du territoire français depuis l'entrée en vigueur de l'état d'urgence, après les attentats du 13-Novembre 2015. L'article 5 de la loi de 1955 définissant le régime d'exception prévoit, en effet, la possibilité pour les préfets "d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics." Selon Amnesty International, qui publie un rapport nourri de nombreux témoignages sur le sujet, mercredi, 683 mesures de ce type ont été prises entre le 14 novembre 2015 et le 5 mai dernier.
L'ONG indique que 639 de ces interdictions "visaient explicitement à empêcher des personnes de participer à des manifestations", principalement contre la loi Travail (574 arrêtés) - une quarantaine d'autres mesures de ce type ont été prises avant des rassemblements organisés en marge de la COP21. "Les Etats ont le droit, en vertu du droit international relatif aux droits humains, d'imposer des restrictions au droit de circuler librement et au droit à la liberté de réunion pacifique, à des fins de maintien de l'ordre", rappelle Amnesty. "Cependant, ils doivent démontrer que ces restrictions sont nécessaires pour atteindre leur objectif légitime et proportionnées, et qu'elles ne portent pas préjudice au droit lui-même."
"Je n'avais commis aucun délit". Or, une grande partie des militants visés n'avaient jamais eu affaire à la justice, ou même été arrêtés par la police. C'est le cas d'Hugo, étudiant en doctorat à l'université Rennes II et militant Ensemble-Front de Gauche. Mi-mai 2016, la préfecture d'Ille-et-Vilaine lui a interdit de pénétrer "dans une grande partie du centre-ville", définie sur un plan joint à l'arrêté. Une décision fondée sur "le rôle prépondérant" du jeune homme dans le mouvement étudiant, et sa participation à de précédentes manifestations contre la loi Travail. "Je me suis beaucoup investi dès le début, j'étais particulièrement présent dans les médias", explique-t-il. "La préfecture ne pouvait pas me poursuivre pénalement, car je n'avais commis aucun délit. Alors ils ont recouru à une mesure administrative, liberticide et vexatoire." Un autre exemple rapporté par Le Monde fait état d'un homme interdit d'approcher le stade et la fan zone de Lens pendant l'Euro 2016, après avoir simplement fait l'objet d'un signalement malveillant de la part d'un membre de sa famille.
Dans d'autres cas, les interdits de manifestation avaient bien été arrêtés, mais jamais inculpés. Toujours à Rennes, Frédéric, syndicaliste, s'est vu interdire l'accès au centre-ville "dès lors que des rassemblements publics étaient prévus contre la loi Travail, les violences policières ou la construction d'un nouvel aéroport à Notre-Dame-des-Landes", après l'été 2016. Un mois plus tôt, il avait été interpellé pour sa participation présumée à des dégradations volontaires et des vols, commis lors d'un blocus. Il avait été relâché sans poursuites. "Ils ont commencé à distribuer des interdictions, ils ont tenté le coup avec moi aussi, mais ils n'avaient rien", analyse le militant. "On a eu l'impression que les autorités voulaient ériger en infractions certaines activités, comme par exemple les blocages économiques, ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent."
"Tout moyen mis à leur disposition". Dernier cas de figure relevé par l'ONG : des militants contre qui des poursuites avaient été engagées, mais qui n'avaient pas encore fait l'objet d'un jugement. Christian et Fabien, poursuivis respectivement pour avoir supposément tagué un mur et participé à des dégradations volontaires, se sont vu appliquer le même type d'arrêté que Frédéric. "On voit des enquêtes lancées plusieurs mois après les faits reprochés", estime l'un d'entre eux. "Elles se basent sur des éléments faibles, comme par exemple des photos de gens qui commettent des dégradations sans qu'ils puissent les reconnaître. On a l'impression qu'ils se servent de tout moyen à leur disposition." Christian et Fabien ont été blanchis dans leurs dossiers respectifs, après la fin du mouvement contre la loi Travail.
Tous les hommes cités par Amnesty ont demandé l'annulation de leur "interdiction de séjour" devant la justice, et tous l'ont obtenue. Plusieurs d'entre eux se sont ensuite vu délivrer d'autres arrêtés, à la veille des manifestations, de sorte à ne pas avoir le temps de saisir le tribunal. Pour quel résultat ? "En réponse aux questions d'Amnesty International, les représentants du ministère de l'Intérieur et de la préfecture de police de Paris interrogés ont été dans l'incapacité de fournir une évaluation de l'efficacité de ces mesures en termes de maintien de l'ordre durant les rassemblements publics", précise l'ONG, relevant que les motifs d'interdiction sont en tout cas bien éloignés de la première justification de l'état d'urgence : la lutte contre le terrorisme.
Un examen par le Conseil constitutionnel. Pour limiter le sentiment d'arbitraire, Amnesty recommande donc de limiter les interdictions de séjour aux cas où il peut être "prouvé" que la privation de liberté est "strictement requise par les exigences de la situation d'urgence, à savoir éviter de nouveaux attentats contre la population." En 2015, une commission d'enquête parlementaire créée suite à la mort de Rémi Fraisse lors d'une manifestation à Sivens, avait, elle, proposé la création d'une interdiction de manifester qui "ne pourrait frapper que les individus nominativement condamnés ou connus en tant que casseurs violents". Quelle que soit l'option privilégiée par le gouvernement Philippe, le choix pourrait intervenir rapidement : mardi matin, le Conseil constitutionnel a examiné le cas d'un militant jamais condamné, interdit de manifester. "C'est l'intention qui est visée, le citoyen est interdit en raison de sa volonté", a argumenté son avocate, citée par Libération. La décision est attendue le 9 juin.