Et si la lutte contre le sexisme commençait dès la crèche ?

© LOIC VENANCE / AFP
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Selon de nombreux spécialistes, les stéréotypes débutent au plus jeune âge. Mais peut-on changer la donne ?  

"L’objectif est de débusquer le sexisme partout où il se trouve, le rendre visible, le nommer, et mettre en lumière toutes les initiatives qui contribuent à le faire reculer", a promis jeudi matin Laurence Rossignol. La ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes lançait une nouvelle campagne intitulée "sexisme, pas mon genre". "Nous avons tout l’arsenal législatif nécessaire. Pourtant, les résultats ne sont pas au rendez-vous des ambitions, ni sur les inégalités salariales, qui demeurent importantes ni sur les violences faites aux femmes, le harcèlement, ou l’image des femmes véhiculées dans la publicité", a concédé Laurence Rossignol.

La nouvelle campagne consistera à inciter les associations, les entreprises et les collectivités à traquer les inégalités, notamment au moyen d'un label venant récompenser les bonnes initiatives. Parrainée par l'actrice et productrice Julie Gayet, le comédien Clovis Cornillac, ou encore le chercheur Axel Kahn, la campagne vise à toucher le plus large public possible. Mais la lutte contre le sexisme ne doit-elle pas d'abord se mener auprès des plus jeunes, dès la petite enfance ? Oui, assurent de nombreux spécialistes. Or, les freins sont encore nombreux en France. Enquête.

" La seule émotion davantage tolérée chez les garçons est la colère "

"Toutes les politiques de promotion de l’égalité butent sur un obstacle majeur : la question des systèmes de représentations qui assignent hommes et femmes à des comportements sexués, dits masculins ou féminins, en quelque sorte prédéterminés", écrivait l'Inspection des affaires sociales en 2012, dans un vaste rapport sur le sexisme et la petite enfance. "Ces systèmes de représentation se forment tôt dans la vie. Il apparaît donc important d’examiner comment ils s’élaborent, dans les modes d’accueil de la petite enfance", poursuivait l'Igas. Le rapport s'intéressait, notamment, aux structures d'accueil comme les crèches, les haltes garderies et les jardins d'enfants. Et il pointait "des pratiques qui, sous couvert de neutralité, confortent les stéréotypes".

"Les petites filles sont moins stimulées, moins encouragées dans les activités collectives tandis que leur apparence est davantage l’objet des attentions des adultes", constatait par exemple les auteurs du rapport. "Les filles sont plus habituées que les garçons à discuter de leurs états émotionnels avec les adultes. La seule émotion davantage tolérée chez les garçons est la colère. […] Des études font état d’un important déséquilibre dans la participation des filles à certaines activités telles que la construction, les cubes, le sable ou l'escalade. En revanche, les filles prennent davantage part aux jeux de rôle que les garçons", notait encore l'Igas. "Les jouets des garçons sont plus nombreux et diversifiés que ceux des filles et sont associés à l’extérieur. Ils offrent davantage d'activités de manipulation, et par là même et fournissent plus de liens en retour avec le monde physique", peut-on encore lire sur ce rapport de 2012, le dernier publié sur la question.

" Le personnel a peur de la réaction des parents "

La FORS-Recherche sociale, un organisme de recherche en sciences sociales, mène actuellement une étude inédite sur le sujet. Quatre ans après le rapport de l'Igas, le constat semble un peu moins tranché. La méthodologie n'est pas la même : le rapport de l'Igas se basait notamment sur deux questionnaires envoyés dans la France entière. La FORS, elle, a enquêté sur plusieurs semaines auprès du personnel d'une vingtaine d'établissements d'accueil de petite enfance. "La majorité des structures semble avoir amélioré ses pratiques. La plupart propose par exemple des ouvrages sans stéréotype, sélectionnés en concertation avec des experts. Elles n'assignent plus une chaise rose aux filles et une chaise bleue aux garçons", détaille l'organisme de recherche, contacté par Europe 1.

Mais si des progrès semblent avoir été faits, de nombreux stéréotypes ont encore la peau dure. "Dans une minorité d'établissements, le personnel va par exemple orienter les garçons et les filles sur des jeux différents, ou les gronder de différentes façons. Généralement, ils le font de manière inconsciente", indique-t-on à la FORS-Recherche sociale. Mais c'est autre-part que les stéréotypes sont les plus tenaces. "Dans encore beaucoup de structures, les rapports aux parents et au corps posent encore problème", indique ainsi l'une des auteures de l'étude de la FORS.

Dans le rapport aux parents, "il s'agit, par exemple, d'un employé de crèche qui demande 'ce que maman fait à manger le soir' ? En outre, de manière générale, les informations transmises ne sont pas les mêmes face à la mère ou le père. Le père aura le droit à moins de détails, sur la durée de la sieste, le repas ou même la qualité des scelles. Le hic, c'est que ces stéréotypes risquent de se répéter tout au long de la scolarité. Et on se conforme souvent à ce que l'on entend dès le plus jeune âge", développe la chercheuse. Quant au rapport au corps, cela peut se traduire, par exemple, par "un employé qui refuse qu'un garçon s'habille trop souvent en princesse, parce que ça le choque ou par peur des réactions des parents".

" Les crèches suédoises utilisent un pronom neutre "

L'Igas et la FORS pointent, toutes deux, le défaut de formation des employés de ces structures d'accueil sur ces questions-là. Selon l'Igas, il est également impératif de favoriser la mixité dans le personnel. "La simple présence d’une très grande majorité de femmes auprès des petits enfants constitue déjà en soi un apprentissage pour les enfants de la division sexuée des rôles sociaux", note le rapport de 2012. Les deux organismes soulignent, surtout, le rôle primordial des parents. "Ils ont un avis encore plus tranché que le personnel des structures d'accueil. Certains ont peur que l'on force leurs petits garçons à jouer à la poupée. Beaucoup estiment que ce n'est pas le rôle d'une institution de s'occuper de ces questions-là", soulève la FORS.

D'après de nombreux observateurs, ce sont justement ces "peurs" contractées par les parents qui font toute la complexité de la lutte contre le sexisme. D'une part, elles rendent le personnel des crèches, garderies et jardins d'enfants hésitant dans les mesures à mettre en place. En outre, seul un tiers des enfants sont accueillis par des professionnels de la petite enfance. En effet, 63% des enfants français sont élevés exclusivement par leurs parents ou leur famille et "échappent ainsi à l'influence d'une action publique", note l'Igas. Or, "les parents ont souvent des attentes par rapport à leurs enfants : ils veulent l'habiller comme ça si c'est une fille, comme ci si c'est un garçon. Ils continuent à y avoir, dans les familles, des rôles imposés selon l'anatomie", souligne Marie Duru-Bellat, sociologue spécialiste de l'éducation.

Pour cette chercheuse à l'Observatoire sociologique du changement (CNRS), contactée par Europe 1, si aucune politique ambitieuse ne se met en place dans la petite enfance, c'est bien qu'il n'y en a aucune qui fait "consensus dans la société". "Au moment du débat autour des ABCD de l'égalité, certains descendaient dans la rue en criant 'ne touche pas à mes stéréotypes'. En France, lorsqu'on évoque les crèches suédoises, qui utilisent un pronom neutre dans les crèches (pas de 'il' ni de 'elle'), beaucoup crient au scandale. C'est un sujet brûlant", assure Marie Duru-Bellat, qui conclut : "il n'y a pas de recette magique. Il faudrait que toute la société change en même temps. Du coup, on ne peut avancer que par petites touches".