Jeanne a 28 ans et travaille depuis quatre ans comme assistante parlementaire au Parlement européen. Dès ses premiers mois de travail, elle a pu constater qu'elle évoluait dans un monde essentiellement masculin et pétri de préjugés à l'égard des femmes. Pour ne pas succomber à la force de l'habitude, elle a commencé à noter dans un carnet le moindre acte sexiste dont elle pouvait être le témoin ou la victime. Au micro d'Olivier Delacroix, elle raconte comment ce recueil est progressivement devenu une arme contre le sexisme ordinaire quotidien.
"J'ai commencé à travailler au Parlement européen toute jeune. J'avais 24 ans, je travaillais dans une commission parlementaire essentiellement masculine, puisque c'est la commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie. On sait que dans les thématiques industrielles, et plus généralement scientifiques, les métiers sont encore masculins. […] Rapidement, j'ai pu constater en étant une aussi jeune femme – c'était un peu la double peine –, que le traitement était assez différent par rapport à d'autres collègues hommes. Il fallait un peu plus se faire entendre, jouer des coudes pour parler, ou alors on était beaucoup moins prise au sérieux. J'ai commencé à me dire que le plus grave danger était de s'habituer à ce genre de comportement, au sexisme ordinaire.
Je me suis dit que ça ne pouvait pas durer. Le silence et l'acceptation sont dangereux pour les femmes. J'ai commencé à recenser dans un carnet de notes, qui est tout petit, qui peut se glisser dans une poche ou dans un sac à main, tout ce que je pouvais voir, tout ce que je pouvais entendre de mes collègues, et aussi tout ce que je pouvais vivre. L'objectif était de lutter : en écrivant on ne s'habitue pas. En écrivant, on se rappelle de ce qui s'est passé. Ce carnet portait le nom de 'Petit cahier de notes sexistes au Parlement européen'.
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En 2017, en marge de l'affaire Weinstein, l'existence de ce carnet est rendue publique par le député qui emploie Jeanne. Plusieurs des anecdotes qui y sont répertoriées circulent alors dans la presse…
C'était un instrument d'utilité publique, partagé si je puis dire, parce que j'ai la chance d'avoir eu une équipe et un député homme qui était engagé sur ces questions. Il en a fait un cheval de bataille. C'était une manière d'alerter sur une réalité que certains hommes ne connaissaient pas. C'est devenu un instrument collectif parce que mes collègues femmes ont rapidement adhéré, et se sont dit qu'elles aussi allaient partager leurs histoires. Le danger qui entoure le sexisme, c'est le silence, mais c'est aussi la difficulté à définir ce qui est acceptable et ce qui n'est pas acceptable.
Des situations ambiguës et stressantes, comme celles à laquelle Jeanne a été confrontée en 2014
Un député, à l'issue d'une réunion de travail, s'est octroyé le droit de me suivre dans les couloirs. Il a constaté que j'étais nouvelle. Il avait fait un répertoire de qui était nouveau et qui ne l'était pas. En me barrant la route, en me touchant la taille, il m'a demandé si je souhaitais boire un verre avec lui pour faire plus ample connaissance.
[…]
C'était un abus de pouvoir manifeste, ce sont des gens qui sont dans un sentiment de toute puissance, qui confondent l'immunité parlementaire avec l'impunité.
Je comprends la difficulté qu'ont un certain nombre de femmes à en parler, si ça signifie perdre son emploi, perdre la possibilité d'une carrière politique, c'est la double peine. […] L'un des défis qui est le nôtre, c'est de collectivement prendre la parole. À partir du moment où la parole est collective, il est moins fait état d'un cas personnel et particulier. C'est la raison pour laquelle, dans ce petit cahier de notes, on n'a jamais parlé des noms des victimes, on ne donnera jamais le nom des victimes comme on ne donnera jamais le nom des présumés coupables. […]
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À l'approche des élections européennes, Jeanne entend faire du sexisme ordinaire un vrai sujet de campagne
Les hommes doivent parler aussi. […] Les hommes sont aussi victimes de harcèlement sexuel. La majorité des victimes sont des femmes mais on sait aujourd'hui que les hommes peuvent connaitre une situation similaire, avec une difficulté qui leur est propre, liée aux fantasmes de la masculinité. Il est très difficile pour un homme de dénoncer du sexisme ordinaire. C'est pour ça que l'on aura aussi besoin que des hommes prennent la parole. […]
On a besoin que ce sujet deviennent un sujet de société, devienne un débat prioritaire. On a la chance, dans six mois, d'avoir de nouvelles élections européennes. On a l'intention d'en faire un vrai sujet de campagne politique."