"L'affaire Barbarin" semble encore prendre de l'ampleur. Une cinquième plainte vise l'archevêque de Lyon, selon des informations du Parisien de ce jeudi. Ce nouveau plaignant reproche au cardinal d'avoir maintenu dans ses fonctions un prêtre qui aurait abusé de lui dans les années 1990. Mgr Barbarin est déjà l'objet d'autres plaintes. Il est notamment soupçonné de ne pas avoir dénoncé le prêtre Bernard Preynat qui aurait pratiqué des actes pédophiles il y a 25 ans alors qu'il dirigeait des groupes de scouts.
Sonnée par ces nouvelles affaires, l'Eglise catholique de France défend le travail qu'elle a mené sur ce sujet depuis 15 ans. Mais elle admet aussi des failles dans sa réaction aux faits anciens et l'écoute des victimes. Comment lutte-t-elle contre la pédophilie dans ses rangs ? Décryptage.
CE QUI A DÉJÀ ÉTÉ FAIT
Un tournant dans la communication de l'Eglise. L'épiscopat catholique français (c’est-à-dire l'ensemble des évêques de France) a ouvert les yeux sur ce type de problématiques il y a 16 ans. "L'année 2000 a été un tournant décisif. Il y a eu une prise de conscience des évêques sur ces crimes, ces affaires sexuelles et leurs conséquences durables", a détaillé Mgr Stanislas Lalanne, chargé d'une "cellule de veille" sur ces questions, le 15 mars dernier lors la Conférence des Evêques de France.
En 2000, l'épiscopat français adopte en effet une déclaration inédite : un texte dénonce pour la première fois les "prêtres coupables d'actes à caractère pédophile", qui "doivent répondre de ces actes devant la justice". Il n'élude pas la responsabilité de l'évêque de tutelle, qui "ne peut ni ne veut rester passif, encore moins couvrir des actes délictueux".
En 2001, une condamnation inédite d'un évêque par la justice accompagne ce mouvement au sein de l'Eglise et le conforte. Mgr Pierre Pican est alors condamné à trois mois d'emprisonnement avec sursis pour non-dénonciation des faits de pédophilie commis par un prêtre de son diocèse de Bayeux, pour sa part condamné à 18 ans de réclusion.
Une amélioration de la prévention… En 2002, la lutte contre la pédophilie par et dans l'Eglise s'accélère. La Conférence des évêques de France (CEF) publie en 2002 un "document de référence" pour "Lutter contre la pédophilie" (vous pouvez le lire en cliquant ici). Ce guide pratique est distribué une première fois en 2002 à tous les "éducateurs" de l'Eglise, qu'il soit prêtre, diacre ou chef scout. Le guide est republié et redistribué en 2010, afin de toucher la nouvelle génération qui n'avait pas connu les scandales du début des années 2000.
Côté "prévention", le texte définit noire sur blanc "l'inacceptable" : "Une relation entre un adulte et un enfant peut devenir malsaine en raison d’une prise de pouvoir non maîtrisée de l’adulte sur l’enfant. L’enfant peut être dénié dans sa spécificité d’enfant, et considéré par l’adulte comme un partenaire susceptible de lui procurer du plaisir. […] Par son discours captateur, l’adulte érige bien souvent l’enfant victime en 'coupable', menacé de sanctions s’il vient à parler". Le ton et la précision sont inédits pour l'Eglise, sur ce sujet longtemps tabou.
Surtout, le document liste une série de "signaux d'alerte" pour repérer les enfants victimes (tristesse inexpliquée, silence, refus de jouer, maux de ventre, peur des adultes, "masturbations compulsives" etc.) et les potentiels agresseurs (absence de travail d'équipe, existence de rumeurs insistantes, volonté de s'entourer du même groupe d'enfants, "multiplication excessive" des cadeaux etc.) Le texte incite également à faire attention à la "carrière" des prêtres : s'il a été déplacé de paroisse en paroisse sans raison explicite, c'est un potentiel "signal d'alerte".
En cas de doutes sérieux, de "faits précis", l'Eglise demande à tous les croyants de saisir la justice, peu importe le rang du suspect. "Qu’il soit prêtre, éducateur laïc (les diacres par exemple ndlr) ou membre de la famille de la victime, la dénonciation s’impose", explique le document. En cas de "faits imprécis", l'Eglise incite à prévenir les services sociaux, afin de laisser le diagnostic à des "spécialistes".
Pour les sanctions, plusieurs choix possibles. Reste une question : que doit-il advenir de la place des pédophiles au sein de l'Eglise ? Le Droit canonique "sanctionne expressément" un évêque auteur de pédophilie. Mais quelle sanction ? "Au besoin (sic)" cela peut se traduire par "le renvoi de l'état clérical", peut-on lire. En clair, un prêtre accusé d'agression sexuelle peut perdre ses prérogatives de prêtre (l'administration des sacrements notamment), comme s'il était licencié de la hiérarchie de l'Eglise. Mais qui décide ? Un évêque (supérieur hiérarchique du prêtre) peut décider de lui-même de suspendre momentanément les fonctions du prêtre soupçonné. Ensuite, c'est à la Congrégation de la doctrine de la foi, basée au Vatican, de trancher : soit elle décide elle-même d'un jugement, soit elle renvoie la décision à l'évêque de tutelle du prêtre. Et dans ce cas, l'Eglise conseille à l'évêque de se baser sur la justice du pays : si le prêtre accusé est condamné, il perd son état clérical.
ET DANS LES FAITS, CA A DONNE QUOI ?
Il y a bien des résultats concrets. Le cardinal Barbarin affirme d'ailleurs avoir agi ainsi, soulignant qu'il a suspendu deux prêtres, en 2007 et 2014, tout de suite après les soupçons portés contre eux. On peut également citer le cas de Mgr Albert-Marie de Monléon, évêque de Meaux, qui s'est porté partie civile dans le procès d'un prêtre de son diocèse accusé d'atteinte sexuelle sur un jeune garçon, en 2007. On peut encore évoquer le cas de l'archevêque de Rouen, Mgr Jean-Charles Descubes, qui a suspendu de leurs fonctions deux prêtres de son diocèse en 2010. Depuis les années 2000, d'ailleurs, les affaires semblent sortir au grand jour : en 2010, il y avait, selon une enquête de la Conférence des évêques de France, 51 prêtres mis en examen pour des faits liés à la pédophilie et neuf en prison. Il y en avait également 45 ayant déjà effectué une peine. Des chiffres (certes difficilement vérifiables) qui tendent à montrer le progrès qui a été fait : avant les années 2000, les affaires qui sortaient au grand jour et aboutissaient à une condamnation étaient rarissimes.
Vers d'autres affaires ? Difficile, toutefois, de mesurer précisément l'efficacité de l'Eglise dans la lutte contre la pédophilie. La médiatisation croissante des affaires explique aussi le fait que les langues se délient depuis les années 2000. En outre, l'épiscopat français n'en a peut-être pas fini. Créé seulement en décembre dernier, l'association de soutien aux victimes La Parole libérée assure déjà avoir retrouvé au moins cinquante victimes du père Preynat. Les abus de ce dernier auraient certes été commis entre 1971 et 1991. Mais le cardinal Barbarin, accusé d'avoir été au courant dès 2006, ne l'a pas sanctionné.
"L'Eglise catholique française a vraiment essayé de mettre en place la prévention, la fin de l'omerta, de ne plus cacher les actes pédophiles, les porter en justice si nécessaire, etc", explique le sociologue des religions Jean-Louis Schlegel, cité par FranceTVInfo. "Mais ce qui n'a pas été suffisamment fait, c'est la prise en charge et l'écoute des victimes. Or ces victimes jugent insupportable de voir, des années plus tard, resurgir le prêtre qui les a violentées, auquel l’Eglise a confié une fonction, 'un ministère', comme on dit dans l'Eglise catholique", poursuit le spécialiste, qui n'exclut pas que d'autres affaires resurgissent bientôt.
ET MAINTENANT ?
Vers plus de reconnaissance des cas très anciens. L'épiscopat français reconnaît d'ailleurs qu'il y a des lacunes dans l'écoute des victimes, notamment pour les cas anciens. "Un fait peut être ancien mais pas pour autant excusable. Il est simplement plus compliqué à traiter", concède Mgr Stanislas Lalanne, chargé d'animer la réflexion autour de ces questions. Dans les faits très anciens, les victimes sont en effet plus âgées et n'osent peut-être plus témoigner. En outre, le prêtre concerné a beaucoup bougé, de diocèse en diocèse, ce qui rend difficile la vérification des faits. Enfin, certains cas tombent sous le coup de la prescription et ne peuvent plus donner lieu à des procès. Mais cela ne signifie pas que l'Eglise n'a pas de responsabilité. "Les victimes demandent une forme de reconnaissance de la part de l'Eglise et nous devons l'entendre", reconnaît Mgr Stanislas.
L'Eglise assure désormais saisir à bras le corps le problème de l'écoute des victimes. La question fait l'objet, depuis mars dernier, d'un certain nombre de réunions et de forum au sein de l'épiscopat français. Ces rencontres doivent se poursuivre et donner lieu, à une date inconnue, à un certain nombre de décisions. Dans certains diocèses, des cellules d'écoute ont été mises en place, avec un prêtre, un psychologue, un juriste. Plusieurs voix s'élèvent pour nationaliser cette pratique, avec pourquoi pas l'instauration d'une sorte de numéro vert. Mais la question est encore loin d'être tranchée. "C'est une piste à l'étude", tranche simplement Mgr Stanislas Lalanne.
Encore des questions sans réponse. Faut-il définitivement exclure de l'Eglise ou laisser tout de même une place (hors du clergé) à un prêtre condamné ? Faut-il suspendre ou simplement tenir loin des enfants un prêtre soupçonné ? Comment former les prêtres, contraints au célibat, aux questions de sexe ? Comment concilier la pénurie de prêtres et la volonté de ne pas recruter n'importe qui ? Le 15 mars face aux journalistes, Mgr Stanislas Lalanne a reconnu qu'il y avait encore du progrès à faire sur plusieurs questions. Elles seront traitées, à court terme, promet-il. Car il en va de la crédibilité des prêtres et autres "éducateurs", dont la plupart remplit "une mission magnifique auprès des enfants".