Une usine de ciment a-t-elle permis de financer des activités terroristes pendant plusieurs années ? C'est en tout cas ce qui est reproché à Lafarge SA, mise en examen jeudi pour "complicité de crimes contre l'humanité", "violation d'un embargo", "financement d'une entreprise terroriste" et "mise en danger de la vie d'autrui", en l'occurrence celle des anciens salariés de son usine de Jalabiya, dans le nord de la Syrie, gérée par sa filiale Lafarge Cement Syria (LCS). C'est cette cimenterie qui est au coeur des liens qu'auraient eus Lafarge avec l'organisation État islamique, parmi d'autres groupes armés.
De quoi le cimentier est-il accusé ?
Tout se concentre autour de cette usine perdue au milieu de nulle part, entre les villes syriennes de Manbij et Rakka, un temps fief de l'EI. En octobre 2010, le groupe Lafarge ouvre cette cimenterie en grande pompe (680 millions de dollars d'investissements) mais dès l'année suivante, la guerre civile éclate dans tout le pays. Les groupes rebelles investissent la région et très vite, le cimentier doit faire évacuer ses expatriés, tandis que ses salariés syriens restent travailler.
À partir de 2013, l'État islamique contrôle la région et la majeure partie des accès au site. Lafarge décide malgré tout de poursuivre l'activité de l'usine jusqu'au 19 septembre 2014, jour où l'organisation terroriste s'empare du site, synonyme de départ de Syrie pour le cimentier. Ce jour-là, d'après les informations du Monde, la direction de Lafarge n'a pas prévenu les employés de l'imminence d'un raid et les bus prévus pour les mettre à l'abri n'étaient pas sur place. Les salariés ont dû se sauver par leurs propres moyens. Au total, entre 2011 et 2015, Lafarge a versé 12,9 millions d'euros à des factions armées, selon un rapport interne commandité par le groupe français.
Par quels moyens Lafarge aurait-il financé l'État islamique ?
Concrètement, Lafarge est soupçonné d'avoir financé l'État islamique de plusieurs manières. D'abord, pour faire fonctionner son usine, Lafarge se serait approvisionné en pétrole auprès de l'EI, qui contrôle la majorité des réserves stratégiques de la région à partir de 2013. Objectif : continuer à produire afin de rester l'un des acteurs majeurs du ciment syrien une fois la guerre terminée.
C'est ensuite au travers de laissez-passer de l'EI que Lafarge aurait indirectement financé des activités terroristes. Par l'intermédiaire d'un ancien actionnaire minoritaire de l'usine, Firas Tlass, l'EI a reçu environ "20.000 dollars par mois" du groupe français, selon les déclarations de l'ancien directeur de la cimenterie, Bruno Pescheux. Grâce à ces pots-de-vin, les salariés de l'usine auraient pu se rendre au travail en sécurité.
Enfin, le cimentier français, qui a fusionné avec le suisse Holcim en 2015, aurait vendu du ciment à des membres de l'organisation terroriste, malgré l'embargo décrété par l'Union européenne dès 2011.
Comment Lafarge se défend-il ?
Depuis décembre dernier, huit cadres et dirigeants de l'entreprise ont été mis en examen, dont l'ancien PDG, Bruno Lafont. "Il y a beaucoup de choses que je n'ai pas sues et qui m'ont peut-être été cachées", s'est défendu ce dernier. "Une cimenterie est très difficilement démontable (et) notre tradition est de ne pas laisser tomber les gens."
De son côté, le groupe a reconnu en mars 2017 des faits "inacceptables" : Lafarge "a remis des fonds à des tierces parties afin de trouver des arrangements avec un certain nombre de ces groupes armés, dont des tiers visés par des sanctions". S'agit-il de l'État islamique ? L'enquête interne "n'a pas pu établir avec certitude quels étaient les destinataires ultimes des fonds au-delà des tierces parties concernées", est-il indiqué dans un communiqué.
D'autres entreprises ont-elles déjà été poursuivies pour "complicité de crimes contre l'humanité" ?
À l'instar de Lafarge, plusieurs grands groupes internationaux comme Shell ou Total ont été poursuivis dans le passé pour "complicité de crimes contre l'humanité", l'un des quatre chefs de mise en examen dans l'affaire qui mêle le cimentier français au financement du terrorisme. Dans la plupart des cas, les procédures ont été par la suite abandonnées. À noter que les poursuites de ce type sont rares contre des personnes morales (des entreprises) et ont toujours lieu devant des juridictions nationales.
En France, la SNCF a été condamnée à une indemnisation pour la déportation de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. La France a toujours souligné que "la SNCF n'a jamais été tenue pour responsable de la déportation. Elle a été un instrument de la déportation."