Ils s'appelaient Adrien Descrulhes, Louis Fajfrowski, Nicolas Chauvin et Nathan Soyeux. Ils avaient tous 23 ans ou moins et sont morts en jouant au rugby en moins de huit mois en France. Ils n'évoluaient pas tous au même niveau, certains étaient amateurs, d'autres professionnels ou en passe de l'être. Mais ils sont tous les quatre morts des suites d'un choc subi sur un terrain. Dimanche, c'est Nathan, 23 ans, étudiant, qui a rejoint cette terrible liste. Son décès est intervenu plus d'un mois après un match disputé en novembre dans le cadre d'un tournoi entre écoles d'ingénieurs. Pour notre consultant Éric Blanc, ce nouveau drame doit entraîner une prise de conscience de tous au sein du monde du rugby, amateur comme professionnel.
Existe-t-il dans le rugby une culture des contacts, voire de la violence, qu'il faudrait faire évoluer ?
Tous ces drames n'ont pas eu lieu dans le même environnement. Nathan a été victime d'un accident dans un cadre universitaire, où il n'y avait pas un haut degré de compétition. Ce sont des gens qui ont sans doute pratiqué le rugby étant jeune et qui veulent continuer en parallèle, pour le plaisir et les copains. Ils vont dans un sport collectif, de combat, donc il existe une possibilité d'être plaqué, de subir un acte, réglementé ou non, et qui peut te faire perdre la vie. La dangerosité est l'essence même du rugby, il y a toujours eu du danger. Sauf à en changer les règles, mais alors, ce serait un autre sport.
Mais c'est vrai que le rugby professionnel, depuis sept-huit ans, est lui devenu un sport spectacle et les enjeux économiques ont accéléré ce processus. La base de testostérone, ce que je surnomme la taxe carbone des équipes, du jeu, des joueurs, a augmenté, avec des stats omniprésentes (le temps de jeu effectif, les distances parcourues par tel joueur…). On a vu arriver un type de joueur hyper préparé, hyper rapide, hyper puissant, hyper tout. Aujourd'hui, c'est un sport de collisions. Et c'est encore les stats qui nous le disent, il y a entre 120 et 180 collisions, rucks, par match. Et les entraîneurs ont aussi participé à ce nouveau rugby de l'an 2000. Tout le monde y a participé, même les spectateurs qui adorent voir les gladiateurs se rentrer dedans… On te remet en boucle le plaquage de Sébastien Chabal sur Ali Williams qui lui fracture la mâchoire (en 2007, ndlr). Le public participe de ce spectacle de dramaturgie…
Et ces joueurs du Top 14, hyper préparés, sont souvent des modèles pour les plus jeunes…
Le problème se situe effectivement avec nos jeunes, dont on ignore lesquels vont basculer dans le monde pro. En 2014, on a fusionné les Reichel (moins de 20 ans) et les Espoirs (moins de 23 ans) sous une seule catégorie Espoirs, de 18 à 22 ans, avec des professionnels qui peuvent venir renforcer cette équipe. Et malheureusement, le jeune du Stade français est décédé dans ce championnat Espoirs, où il y a des différences potentielles de quatre ans, voire de dix avec certains joueurs pros. Il a payé de sa vie le fait d'entrer dans cette structure semi-professionnelle, où 15 ou 20% seulement vont devenir pros. Il y a une réflexion aujourd'hui au sein des autorités sportives pour que des seniors ne puissent plus jouer avec des Espoirs, quel que soit le poste. Il faut aussi responsabiliser les directeurs de centres de formation qui voient ces jeunes, et qui sont capables de voir si le joueur est capable de monter de catégorie.
Selon vous, il doit s'agir d'une prise de conscience collective…
Oui, car les entraîneurs par exemple ont popularisé le plaquage à deux, 'On le coffre, toi en haut, toi en bas', et pendant des années, tout le monde a participé à ça. Aujourd'hui, après les décès de ces joueurs, il faut que tout le monde se remette en question, jusqu'au spectateur qui adore voir la mise à mort sur les TV. Personne ne peut se dédouaner de ce qui est arrivé. Le danger est qu'on se dise aujourd'hui que ce n'est qu'un accident, et que ça n'arrive qu'en France. Dès qu'on a plus de 16, 17 ans, il faut que le plaquage se fasse en-dessous des épaules. Il faut aussi remettre de l'ordre dans tout ce qui concerne les rucks (les "mêlées spontanées"), où c'est un combat de chiffonniers, où tu as l'impression d'être à Rungis (où le célèbre marché est connu pour son activité débordante, ndlr), où les mecs qui n'ont pas le ballon prennent des coups dans les côtes, dans les reins...
Il faut que la législation donne un sens à ce jeu que l'on a connu. Il ne s'agit pas de ne plus plaquer, mais de réglementer et d'être beaucoup plus strict en termes de décisions arbitrales, comme c'est le cas d'ailleurs dans le Top 14. Il faut changer les habitudes, des joueurs comme des entraîneurs. Il y a aussi des joueurs pour qui le plaquage reste un acte de guerre. À mon époque, on les appelait les "coupeurs de tête" et on s'efforçait de rester contracté pendant deux secondes après avoir donné le ballon… Il faut que World Rugby (la fédération internationale, ndlr) diffuse des programmes, finance des entraîneurs, pour aider à la formation des joueurs sur le fait qu'on n'a pas le droit de plaquer au niveau de la tête et des cervicales.
Vous semblez inquiet…
Oui, et je suis très étonné qu'il n'y ait pas encore eu d'autres morts chez les pros (Louis Fajfrowski, professionnel à Aurillac, est mort lors d'un match amical, ndlr). Car même si on me dit qu'ils sont préparés à subir des impacts, pour moi, c'est de la folie. Je me dis que c'est un miracle (qu'il n'y ait pas encore eu de mort chez les pros, ndlr). N'attendons pas ça et protégeons nos enfants. Ça ne suffit pas de faire des beaux discours. Une personne est foudroyée en pleine jeunesse. Une famille est détruite, des sœurs, des frères, des parents perdent un être cher. Il faut aller très vite et il y a des mesures très rapides à prendre. Mais World Rugby ne veut pas prendre des décisions aujourd'hui car, à neuf mois d'une Coupe du monde, tu ne peux pas demander à des joueurs qui se sont entraînés depuis des années et des années de modifier les règles une année de Coupe du monde. Mais, ce sont nos jeunes et il faut aller vite.