Dimanche soir, la 52ème édition du Super Bowl, qui opposera à Minneapolis les New England Patriots de Tom Brady, tenants du titre, aux Philadelphia Eagles, va à coup sûr affoler l'audimat outre-Atlantique. Dans le Top 20 actuel des meilleurs audiences de tous les temps aux États-Unis, il y a… 19 éditions du Super Bowl. Et les huit premières places sont trustées par les huit dernières éditions de la grande finale. Au pays de l'Oncle Sam, le Super Bowl est bien plus qu'un événement sportif, c'est un événement tout court, qui en dit beaucoup, aussi, sur la société américaine.
"On parle même du Super Bowl comme d'un jour férié officieux aux États-Unis", explique Lionel Buton, responsable NFL à BeIN Sports, diffuseur du football américain à l'année en France*. "Il y a quelque chose qui différencie d'emblée la NFL de tous les autres sports professionnels, c'est le phénomène de rareté. Tout se joue sur un match, à la différence de la NHL (hockey sur glace), de la NBA (basket) ou de la MLB (baseball), où il faut gagner quatre rencontres dans les finales pour être champion."
"C'est comme au théâtre,il y a une unité de lieu, de temps, d'acteurs", poursuit François Durpaire, historien et spécialiste des États-Unis. "Ce qui en fait une sorte de tragédie grecque. Quelque chose qu'on ne retrouve pas dans les autres sports où il peut y avoir une dramaturgie, mais étendue dans le temps et donc diffuse."
" Le foot, c'est presque la synthèse de la civilisation américaine "
Avec le Super Bowl, la compétition est synthétisée. Après quatre heures de jeu et de spectacle, il y aura un gagnant et un perdant. "Ça représente bien la société américaine dans son ensemble", estime Lionel Buton. "C'est une société hyper-compétitive. Les Américains sont capables de faire des concours de tout, de nourriture, de sculpture, d'architecture. Là, sur un temps réduit, on en revient à cette notion de concours." Et un concours exige des règles, ce dont le football américain ne manque pas…
"Avec le football américain, dont le Super Bowl est la vitrine ultime, les Américains ont créé un sport qui n'était pas britannique. Ils ont repris des règles, mais les ont américanisées, comme si c'était un enjeu identitaire. Le football pourrait être inscrit dans la constitution américaine, c'est un élément de l'exceptionnalisme américain", souligne François Durpaire, qui va même plus loin : "Le foot, c'est presque la synthèse de la civilisation américaine, aller au bout de ses propres limites, aller au bout de la compétition contre un adversaire, mais dans un cadre juste et réglementé. C'est une sorte de métaphore de la guerre. Chacun a sa position, et le quarterback est un peu le général en chef."
Difficile de ne pas filer la métaphore alors que le Super Bowl LII (52 en chiffres romains, comme il est convenu de nommer les éditions du Super Bowl) va mettre aux prises dimanche les bien nommés Patriots de La Nouvelle-Angleterre aux Eagles de Philadelphie, au logo rappelant le symbole des États-Unis, le pygargue, tout proche de l'aigle.
" Deux entreprises concurrentielles qui essaient de sortir le meilleur produit dans un cadre contrôlé "
"C'est peut-être un peu grossir le trait que de dire que ça ressemble à une bataille réglementée", tempère de son côté Lionel Buton. "Moi, j'ai tendance à considérer que ce sont deux entreprises concurrentielles qui essaient de sortir le meilleur produit dans un cadre contrôlé. Le football américain renvoie à la mise en place de plans très précis, la prise en compte de différents paramètres, et au final, même si les gestes sont réalisés par des sportifs, tout cela est intégré dans un plan bien léché. Et c'est celui qui a le meilleur plan qui a le plus de chances de s'imposer." Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, aux États-Unis, on parle d'organisation pour désigner les équipes.
Le Super Bowl serait-il dès lors un cheval de Troie de la société capitaliste ? "Ça l'est devenu", estime Lionel Buton. "En 1967, lors du premier Super Bowl, le stade était plein aux deux tiers et ce n'était pas encore le festival d'aujourd'hui. La première pub marquante, c'est en 1973. Une pub pour une crème de rasage, avec le quarterback Joe Namath et Farah Fawcett des Drôles de dames. Ça a été un événement pivot. On s'est rendu compte que l'on pouvait tirer quelque chose de cet événement-là et de sa popularité. Aujourd'hui, c'est cinq millions de dollars (quatre millions d'euros) pour 30 secondes à l'antenne. Je pense donc que c'est un beau reflet de la notion de capitalisme…"
En tout, les annonceurs vont dépenser 419 millions de dollars (335 millions d'euros) pour diffuser leurs spots avant, pendant et après le match. "Ces chiffres qui reviennent comme un marronnier sont évidemment l'expression du capitalisme américain", souligne François Durpaire, pour qui le Super Bowl est "le moment où le sport et le capitalisme se rencontrent". Mais ce n'est pas que cela.
" Le Super Bowl est un moment familial, de partage "
Pendant le Super Bowl, il y a les gens aussi. "On a tendance à dire que la télé est un facteur un peu désocialisant, mais là on a le phénomène inverse, il y a des petites fêtes qui se montent partout aux États-Unis autour de l'événement", relève Lionel Buton. "C'est l'occasion de grandes réunions, de grandes bouffes. Je crois que c'est d'ailleurs la deuxième journée où l'on consomme le plus derrière Thanksgiving."
En France, on a tendance à moquer le football américain pour son côté haché. Et le Super Bowl le cultive à outrance. "Le Super Bowl est un moment familial, de partage", insiste au contraire François Durpaire. "Les Américains se préparent toute la journée, se rencontrent parfois entre voisins. Ils vont suivre le Super Bowl ensemble et le temps passé à regarder le match mais aussi le spectacle de la mi-temps, parfois aussi attendu, est un temps collectif. Ils ne sont pas dérangés par le fait que le jeu soit haché."
" Historiquement, le football n'est pas le sport qui a le plus fait pour la déségrégation "
Le football américain comme facteur de socialisation, donc. Et pourquoi pas aussi comme baume apaisant des tensions raciales ? Le début de saison a été marqué par les protestations de joueurs afro-américains dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, dénonçant les mauvais traitements policiers sur les personnes noires. "Historiquement, le football n'est pas le sport qui a le plus fait pour la déségrégation", rappelle François Durpaire. "Le football n'a pas l'équivalent d'un Jackie Robinson (premier joueur de baseball noir à avoir joué en ligue majeure). Dans les années 1960, l'État fédéral devait même presser la Ligue de déségréger. On a un football américain qui a eu du mal à intégrer. Et il y a même, au fil des ans, une ségrégation positionnelle qui s'est mise en place avec le poste de quarterback, occupé très majoritairement par des blancs. Le football américain ressemblerait donc à une guerre où les soldats seraient tous noirs et les généraux tous blancs. Mais la réaction, hostile, de Donald Trump au mouvement de contestation a eu tendance à souder les athlètes entre eux, et aux présidents de Ligue de se solidariser avec les sportifs…"
Mais la raison première de cette solidarité au sein de la Ligue est peut-être un peu plus cynique. "La Ligue pense à son business, essaie de ne pas faire de vagues, essaie de tout intégrer, y compris les gestes les plus activistes pour ne pas choquer. C'est aussi le sens de la mi-temps du Super Bowl d'il y a deux ans quand Beyoncé s'était entourée de danseuses déguisées en membres du mouvement Black Panthers. Ça a troublé l'Amérique blanche qui regardait… Mais c'est un signe des temps. Le football doit intégrer cette dimension et être un instrument d'unité dans un pays qui s'appelle les États-Unis d'Amérique. Et là, ce sont les États unis par le football."
Dimanche soir, c'est Justin Timberlake qui assurera le show à la mi-temps. En 2004, l'"incident de costume" qui l'avait conduit à dévoiler un sein de Janet Jackson avait fait couler beaucoup d'encre. Et mis à jour le puritanisme, teinté d'hyprocrisie, de la société américaine…
*Outre BeIN Sports 2, le Super Bowl est également diffusé en clair sur W9, dès minuit, dimanche.