"C'est la plus grande rivalité sportive de tous les temps. Parce qu'elle n'est jamais interrompue. Parce qu'elle se répète au moins deux fois par an depuis plus d'un siècle." Voilà comme Thibaud Leplat, auteur de Clasico : la guerre des monde* présente le match entre le Real Madrid et le FC Barcelone. Cette affiche va même "se répéter deux fois" cette semaine, entre la demi-finale retour de Coupe du Roi, remportée par le Real, et le match retour de Liga, samedi (aller : 2-2). Cette rivalité, qui n'a pas d'équivalent historique ("à part peut-être Prost-Senna", admet l'auteur), se nourrit depuis des décennies d'épisodes tantôt cocasses, parfois politiques et souvent tendus. Et toujours dans les esprits. Revue de détails avec l'auteur de sept affaires capitales.
1943 : un 11-1 au drôle de goût. Quatre ans après la fin de la Guerre Civile, le Barça, vainqueur 3-0 à l'aller, s'incline sur le score de 11-1 en demi-finales retour de ce qui s'appelle à l'époque la Coupe de son excellence le Généralissime (Franco), devenue la Coupe du Roi.
Le Real bat le Barça 11-1 en 1943 :
"Lors de ce match, un militaire, directeur général de la sécurité, serait passé dans les vestiaires du Barça. Est-ce vrai ? Quand l'a-t-il fait ? Avant le match ? A la mi-temps ? On ne le sait pas. Mais ce qui est intéressant ici, ce n'est pas l'événement en lui-même mais le discours mythologique qui a été créé a posteriori. Il est une justification pseudo-historique de la persécution dont ont été victimes les Catalans. Faites l'exercice avec un supporter du Barça. Demandez-lui les racines de la rivalité avec le Real. Au bout de 3-4 minutes, il vous parlera de ce match-là, alors qu'à Madrid, on ne retiendra que la victoire et le score. Pour le Barça, ce match est un mythe qui sert à créer une identité."
1953 : le transfert de Di Stefano. L'Argentin Alfredo di Stefano, meilleur joueur de son époque, doit rejoindre le Barça et la star hongroise Ladislao Kubala. Mais, après avoir passé plusieurs mois en Catalogne, Di Stefano signe finalement au... Real Madrid. Il y restera pendant onze saisons.
"Di Stefano, c'est un drame dans l'inconscient collectif de Barcelone. Avec Kubala, il devait être la star de la plus belle équipe du monde, de la meilleure de tous les temps. Mais il a troqué le blaugrana pour le blanco, en raison de l'intervention du régime franquiste. C'est un fait acté. Il est ensuite devenu le plus grand joueur de l'histoire du Real, a gagné cinq Coupes d'Europe des clubs champions d'affilée avec les Merengue et il est devenu président d'honneur du club. A chaque fois que les Catalans voient Di Stefano, ils se disent : "il aurait dû être mon joueur". C'est une névrose qui n'a pas de fin."
1970 : la nuit de Guruceta. Battu 2-0 en quarts de finale aller de la Coupe, le Barça est condamné à réaliser une "remontada" (une remontée) au Camp Nou. Mais l'arbitre de la rencontre, Emilio Guruceta, brise leur élan en sifflant un penalty contestable pour le Real Madrid, qui tient le match nul (1-1) et la qualification.
M. Guruceta siffle un penalty contesté pour le Real :
"ce match est la première manifestation collective de rejet de l'ordre établi. On s'en prend à l'arbitre comme symbole du régime en place. Les Catalans se rebellent alors contre leur propre persécution. Je compare ce match au serment du Jeu de Paume. Ce n'est pas la révolution, mais la fin des privilèges, on va se donner une constitution, on va devenir nous-mêmes, c'est la naissance de la nation catalane au niveau du football. Ça arrive au début des années 1970, et ce n'est pas un hasard que ça arrive à cette période-là, période de revendications contre le pouvoir établi."
1974 : la "manita" de Cruyff. Pour sa première saison sous les couleurs du Barça, Johann Cruyff mène le Barça à la victoire sur la pelouse du Real : 5-0, comme les cinq doigts de la main ("manita" en espagnol). Depuis, ce score est entré dans la légende des clasicos.
Cruyff et le Barça s'imposent 5-0 :
"Joan Laporta (ex-président du Barça, de 2003 à 2010, ndlr) en parle avec des larmes dans les yeux de ce match-là. Et tous ceux qui y ont assisté l'évoquent avec émotion. En 1994, le 8 janvier, le Barça de Cruyff, entraîneur cette fois, s'était également imposé 5-0. Un an après, presque jour pour jour, le 7 janvier 1995, le Real s'était imposé sur le même score. A 5-0, les joueurs du Real se sont arrêtés, de l'aveu même de l'entraîneur de l'époque, Jorge Valdano. Le 5-0, c'est de l'ordre du symbole, on n'est plus dans le rationnel. Les 5-0 correspondent souvent à des changements de cycle. Ça a été le cas avec Di Stefano (en 1953-54), avec Cruyff et avec Guardiola (en 2010-11). Le 5-0, c'est une claque, les cinq doigts de la main sur la joue. Et là, on sent qu'il y a en une qui va bientôt tomber..."
1992 et 1993 : les débâcles de Ténérife. Deux saisons de suite, le Real Madrid cède le titre de champion d'Espagne au Barça lors de la dernière journée, à Ténérife, sur les îles Canaries.
Le Barça remporte le titre 1992 sur le fil :
"On a parlé du cycle de la "Dream team" de Cruyff (1991 à 1994) mais deux des quatre titres de champion d'Espagne se sont joués sur un coup de dés. Quand j'ai rencontré (Manuel) Sanchis (ex-joueur du Real), il ne voulait pas en parler. A l'époque, ils perdent contre Ténérife, entraîné par Jorge Valdano, ancien joueur du Real. Le clasico, c'est toujours les mêmes personnages qui reviennent mais dans des contextes différents. C'est aussi pour ça que ça marche, comme les grandes sagas littéraires ou télévisées."
2000 : le traître Figo. Candidat à la présidence du Real, Florentino Perez met le transfert de Figo dans la balance. Il est élu et arrache le Portugais au Barça, dont il portait les couleurs depuis cinq saisons.
"L'affaire Figo, c'est un drame pour la Catalogne, c'est le club de la capitale qui embarque le meilleur joueur de l'équipe, le vice-capitaine, l'ami de Guardiola, qui a une fille née à Barcelone... La première image de Figo au Real, c'est lui qui présente le maillot avec à sa droite, Florentino Perez, et à sa gauche, Alfredo di Stefano. Imaginez le drame pour les supporters du Barça... Figo a été et reste détesté parce qu'il a été très aimé. Au Real, cela n'a pas posé de problème que Figo vienne du Barça. Il n'y a pas cette dimension idéologique ou identitaire que l'on retrouve en Catalogne. Le Real pense que chaque grand joueur peut et doit porter le maillot du Real. Et, dans le cas de Figo, si on peut le prendre au grand rival, c'est tout bénéfice."
2011 : les 4 clasicos en 18 jours. Au printemps 2011, le Real et le Barça s'affrontent quatre fois en dix-huit jours, avec le match retour de Liga (1-1), la finale de la Coupe du Roi (1-0 a.p.) et les demi-finales de la Ligue des champions (0-2, 1-1). La rivalité entre les deux entraîneurs, Mourinho et Guardiola, atteint alors son apogée.
Le Barça s'impose 2-0 en Ligue des champions :
"Avec ces quatre matches, c'est le moment où la rivalité entre les deux clubs s'est la mieux incarnée, avec deux entraîneurs diamétralement opposés, les deux meilleurs joueurs du monde, Messi et Ronaldo, et deux styles de jeu totalement différents (offensif pour le Barça, défensif pour le Real, pour schématiser, ndlr). Avec Mourinho, le Real a signé un pacte avec le Diable. Le Real, avant tout un club de président et de joueurs-stars, est allé à l'encontre de ses principes pour faire signer un entraîneur charismatique et mettre fin à l'hégémonie du Barça. Finalement, Mourinho est parvenu à battre le Barça de Guardiola, d'abord en finale de la Coupe du Roi 2011 (1-0 a.p.) puis en devenant champion d'Espagne en 2012. A partir du moment où Guardiola a quitté la Catalogne, l'an dernier, Mourinho a perdu sa raison d'être. C'est pour cette raison que son départ du Real Madrid semble aujourd'hui inévitable."
*Clasico Barcelone / Real Madrid, la guerre des mondes, Ed. Hugo Sport, 253 pages, 15,95 euros.