Réagissant à la première victoire de Stan Wawrinka en Grand Chelem, à l'Open d'Australie en 2014, Jo-Wilfried Tsonga avait lâché quelques semaines plus tard : "Ça aurait mérité que ce soit moi, mais c'est comme ça". Dimanche, en remportant l'US Open, le Suisse, âgé de 31 ans, a conclu sa troisième année consécutive avec un tournoi du Grand Chelem, après l'Open d'Australie 2014 et Roland-Garros 2015. Le tennis masculin français, lui, a bouclé sa 33ème année sans en gagner un (dernier succès : Yannick Noah à Roland-Garros 1983). Quand Wawrinka en est à trois titres, ses contemporains Tsonga, Monfils ou Gasquet, pas moins performants que lui dans leurs jeunes années et pas forcément moins doués à la base - cela reste quand même à prouver - restent bloqués à zéro. Mais alors, qu'est-ce qui cloche ?
" Une question de continuité et d'état d'esprit "
"C'est une question de continuité et d'état d'esprit", estime Éric Winogradsky, responsable du haut niveau masculin à la Fédération française de tennis (FFT). "L'état d'esprit qui anime la plupart de nos joueurs français est très bon, la continuité dans l'ensemble est bonne mais maintenant, pour aller chercher la victoire dans un tournoi du Grand Chelem, il faut mettre quelque chose en plus. Il faut arriver à aller au-delà de ses limites de manière plus régulière et constante. Alors, ils arrivent à le faire par moments, mais la différence se fait avec tous les meilleurs sur la continuité, sur ces petites choses qu'eux arrivent à appliquer et à respecter au quotidien. C'est ce qui fait la différence entre un champion et un aspirant champion, quelqu'un qui est très proche."
" Wawrinka est persuadé au fond de lui qu'il peut battre les meilleurs "
Après Jo-Wilfried Tsonga à Roland-Garros 2013 puis 2014, c'est Gaël Monfils qui a cédé au stade des demi-finales, en donnant face à Djokovic le sentiment de ne pas avoir supporté la pression. "Tous les joueurs ont la pression", considère pourtant Éric Winogradsky. "C'est comme en musique, il y a un tempo, et il faut être capable de tenir un niveau sur la durée pour pouvoir se rapprocher le plus possible de celui des tout meilleurs. Et pour s'approcher de leur niveau, il faut les affronter, puis commencer à les accrocher, voire les battre. Ça, ils l'ont tous fait, mais peut-être pas suffisamment." Une chose est sûre : le tempo, Wawrinka l'a.
Quand Monfils déjoue. Il a battu le °1 mondial lors de ses trois Majeurs victorieux. "Il est persuadé au fond de lui qu'il peut battre les meilleurs", explique la journaliste spécialisée Myrtille Rambion, qui a suivi ce dernier US Open à New York, notamment pour Europe 1. "Il a expliqué pour la première fois qu'il se sentait favori avant cette finale. Il a confié aussi avoir pleuré avant le match. Il a été capable de se débarrasser de ses émotions avant d'entrer sur le court. C'est très fort." Lors de sa finale contre Djokovic dimanche, Wawrinka a montré l'étendue de ses progrès. "Même après avoir perdu le premier set, il est resté fidèle à son plan de jeu", insiste Myrtille Rambion. Le contraste avec la demi-finale Monfils-Djokovic, où le Parisien avait oublié son tennis habituel, est de ce point de vue saisissant.
" Il faut être ambitieux, toujours rechercher la performance et l'excellence "
Pour expliquer les échecs répétés des joueurs français, Wawrinka avait lui une autre explication que le manque de constance ou de résistance à la pression. En mars 2014, "Stanimal" avait laissé entendre que les Français manquaient peut-être d'implication dans leur travail au quotidien ("Quand on joue contre Nadal, Djokovic ou Federer, il faut être à 100% tous les jours, sur tous les tournois, sur tous les matches. La question n’est plus de gagner ou de perdre, mais de tout donner, tout le temps"). Évidemment, Éric Winogradsky ne sous-entend rien de tel mais il ne nie pas qu'il faille "quelque chose en plus". "Ce n'est pas une question de courage, mais il faut savoir observer, être encore un peu plus intelligent, toujours en vouloir plus, être dans un état d'esprit de remise en question. Il faut être ambitieux, toujours rechercher la performance et l'excellence. Et c'est un travail qui ne souffre d'aucun relâchement."
Constance et implication, et peut-être chance aussi. Myrtille Rambion rappelle que sur la route de sa victoire à New York cette année, "Stan" a sauvé une balle de match au troisième tour. "Certains se donnent beaucoup de mal, mais sont rattrapés par des blessures ou d'autres choses", souligne encore Éric Winogradsky. "(Avant de se blesser en quarts de finale face à Novak Djokovic), Jo (Tsonga) avait retrouvé un très bon niveau de jeu, avec du temps et de la régularité dans le travail. Je pense à Richard Gasquet aussi qui, après le tournoi de Roland-Garros cette année, s'est blessé. À ce niveau-là, on ne peut pas se permettre d'être tout juste en forme."
" Wawrinka a franchi un cap avec Magnus Norman "
Ce "petit plus" qui sépare un aspirant champion d'un champion vient parfois d'une rencontre. En équipe de Suisse de Coupe Davis, Wawrinka a fréquenté Roger Federer. Cotoyer une légende du jeu pendant de longues années n'a pu être que bénéfique. Puis il y a eu le début de sa collaboration avec le Suédois Magnus Norman, ancien joueur devenu entraîneur, en 2013. "Depuis que Stan travaille avec Magnus Norman (son entraîneur), les choses ont changé pour lui, l'approche de sa carrière a évolué, alors qu'il était déjà un très bon joueur", insiste Éric Winogradsky. Myrtille Rambion, qui suit le champion suisse depuis de très nombreuses années, confirme : "Stan avait déjà les coups, la puissance mais il a franchi un cap grâce à sa collaboration avec Magnus Norman. Ils se parlent énormément."
L'espoir Pouille. Doit-on donc attendre que les Monfils, Tsonga et autre Gasquet tombent sur la "bonne" personne pour espérer voir un Français gagner un Grand Chelem ? Peut-être, à moins que la lumière ne vienne de Lucas Pouille, quart de finaliste des deux derniers Majeurs de l'année, à Wimbledon puis à l'US Open. "Il a démontré qu'il en était capable", estime Éric Winogradsky. "Après, l'erreur à ne surtout pas commettre, ce serait d'aller trop vite, dans la mesure où il faut du temps. En mars dernier, Lucas était 90ème mondial, il a donc déjà énormément progressé. Il y a des paliers à respecter, des paliers où il faut digérer, consolider ses acquis. C'est un joueur qui va être de en plus attendu, de plus en plus observé. Mais il est dans une formidable dynamique et il est formidablement bien entouré."
Il reste donc à Pouille à éviter un piège que certains de nos joueurs n'ont pas toujours su éviter : l'emballement bien français, contraire à la notion de continuité qu'exige une victoire en Grand Chelem. "Je suis vraiment halluciné par le fait qu’après un match (face à Nadal), Pouille devienne le Dieu du tennis français", avait réagi le capitaine de l'équipe de France de Coupe Davis, Yannick Noah, lequel va devoir encore attendre au mimimum quatre mois avant d'avoir un successeur…
Bilan historique. Même si un Français n'a pas gagné cet US Open, le bilan général de ce dernier Grand Chelem de l'année reste bon, et même historique (Pouille et Tsonga en quarts, Monfils en demies), puisqu'il n'y avait jamais eu trois Tricolores en quarts de finale d'un Majeur depuis le début de l'ère Open, en 1968. "Il faut y voir des signes positifs pour nos meilleurs joueurs, ceux qui ont participé à cet US Open", souligne Éric Winogradsky. "L'objectif final reste toujours le même (une victoire en Grand Chelem) et je crois que plus ça va, plus les joueurs s'en approchent et il y a la satisfaction, bien sûr, de voir un jeune joueur issu de la filière fédérale, comme Lucas Pouille, atteindre les quarts de finale d'un tournoi de cette envergure en écartant des joueurs confirmés, comme Rafael Nadal." Le succès du Nordiste sur "Rafa" restera d'ailleurs comme l'un des moments forts de cet US Open.