Nous sommes le 31 décembre 1994, sous les ors du palais de l'Élysée, à Paris. François Mitterrand, le Président de la République, s'installe devant les drapeaux tricolores et européens, le visage pâle, l’air solennel. Il est 20h, c'est le moment pour lui de s'adresser à ses "chers compatriotes", pour les traditionnels vœux télévisés de la nouvelle année. Le Président entame son discours en rappelant l'évènement qui a tenu en haleine tous les Français la semaine précédente : la veille de Noël, un groupe terroriste a pris en otage les passagers et l'équipage d'un vol Alger-Paris d'Air France, avant que les forces du GIGN n'interviennent.
François Mitterrand rappelle ensuite l'importance de la solidarité entre concitoyens, comme celle de la lutte contre les injustices. Il évoque, enfin, la grandeur de l’Europe et la primauté des notions de Liberté et d'Égalité. Mais alors que le discours du chef de l’État touche à sa fin, il prononce une formule énigmatique restée célèbre depuis : "L'an prochain, ce sera mon successeur qui vous adressera ses vœux. Là où je serai, je l'écouterai, le cœur plein de reconnaissance pour le peuple français qui m'aura si longtemps confié son destin. Et plein d'espoir en vous. Je crois aux forces de l'esprit. Je ne vous quitterai pas."
17 ans de mandat présidentiel
À la tête du pays depuis 1981, c'est en effet la dernière fois que François Mitterrand adresse ses vœux aux Français. Car, après deux mandats présidentiels et comme le prévoit la Constitution, il ne pourra se représenter pour l'élection présidentielle de 1995. Près de cinq mois plus tard, le 17 mai, c'est un homme de droite, l'ancien Premier ministre et maire de Paris, Jacques Chirac, qui sera élu chef de l'État.
Pourtant, en ce soir de décembre 1994, c’est l'état de santé du Président qui donne à ses paroles une dimension toute autre. Les Français le savent depuis quelques mois, François Mitterrand est malade et se sait condamné.
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Retour en 1981. Le 10 mai, à 20h, le visage de François Mitterrand se dessine sur tous les téléviseurs des foyers de France. Le premier secrétaire du Parti socialiste, 64 ans, vient d'être élu Président de la République avec 51,7% des suffrages face au président sortant et candidat de la droite, Valéry Giscard d'Estaing.
Le début de la maladie, deux mois après son élection
Si certains craignent l'arrivée des chars soviétiques sur la place de la Concorde, au siège du PS rue de Solférino, comme aux quatre coins de la France, on assiste à des scènes de liesses. Pour fêter la victoire, on brandit des roses rouges. Car pour la première fois dans l'histoire de la Cinquième République, c'est un homme de gauche qui s'apprête à diriger la France.
En juin de la même année, les socialistes remportent la majorité absolue au Parlement. Les premières grandes lois qui figuraient au programme du candidat Mitterrand sont adoptées : création de l'impôt sur les grandes fortunes, relèvement du Smic, des allocations familiales et le minimum vieillesse. Bientôt, on adoptera la loi sur l'abolition de la peine de mort présentée par le ministre de la Justice, Robert Badinter. Cette victoire de la gauche, porteuse d'espoir pour de nombreux Français, est d'ailleurs chantée par l'immense Barbara.
Mais alors que François Mitterrand prend ses fonctions dans une position confortable, le malheur frappe. Au mois de juillet 1981, seulement deux mois après son élection, il est pris de violentes douleurs au dos et à la jambe. Dans le plus grand secret, le Président nouvellement élu subit une batterie d'examens à l'hôpital parisien du Val-de-Grâce. Au mois de novembre, le diagnostic tombe, implacable : François Mitterrand est atteint d'un cancer de la prostate qui s'est diffusé dans les os. Les spécialistes ne lui donnent pas trois ans. Lui-même l'affirme : "Je suis foutu".
François Mitterrand est hanté par le souvenir de Georges Pompidou, emporté par une maladie jamais rendue publique, en 1974. Le Président était alors en plein mandat. Pourtant, le président socialiste décide d'assurer la fonction présidentielle et de cacher sciemment son propre mal aux Français. Pendant plus de 10 ans, Mitterrand assume un mensonge d'État, avec la complicité de ses médecins, qui fournissent des bulletins de santé falsifiés et promettent le silence.
C'est un homme malade mais debout qui fait voter la cinquième semaine de congés payés et les 39h, qui est le premier chef d'État français à se rendre en Israël, qui met fin au monopole de l'État sur la radio et la télévision, ou qui saisit, dans un geste historique, la main du chancelier allemand Helmut Kohl, symbolisant ainsi la réconciliation entre les deux pays.
Le Président défie la maladie et toutes les statistiques. En 1988, il se représente et se fait réélire. Mais pendant toutes ces années durant lesquelles il assume ces hautes responsabilités, François Mitterrand apprivoise la mort qui rôde autour de lui.
François Mitterrand, un être mystique
Dans l'ombre de ses appartements, dans l'intimité de sa bibliothèque et de sa chambre à coucher, le chef de l'État révèle une profondeur spirituelle bien singulière… Les questions métaphysiques le traversent. Il les partage avec son amie, la psychologue Marie de Hennezel, qui révélera ces échanges intimes et profonds dans un livre, Croire aux forces de l'esprit. Conscient que la mort le cueillera bientôt, il est fasciné par le mystère du passage de l'être au néant, par les thèmes de l'au-delà et de l'agonie. C'est d'ailleurs sous sa présidence qu’on ouvre la toute première unité de soins palliatifs française.
François Mitterrand est un être mystique, il est sensible aux énergies de la terre et des lieux. Le Président aime se rendre dans les cimetières ou se glisser incognito dans la lumière dorée d'une église romane. C'est à Vézelay, cette "colline inspirée" sur le chemin des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, qu'il a pris une décision importante : celle de se présenter à l'élection présidentielle.
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Au milieu des pins des Landes, à l’écoute des chants des moines de Taizé ou sur le flanc du mont Sinaï, en Égypte, Mitterrand ressent les forces invisibles de la nature. Agnostique, il n'est pas persuadé de l'existence de Dieu et de l'au-delà mais il aime à disserter longuement sur la question.
"Si Dieu existe, quel est le mot par lequel vous voudriez qu'il vous accueille ?"
Un an jour pour jour après ses derniers vœux présidentiels, François Mitterrand est encore vivant. Il passe son dernier Réveillon dans sa maison de Latche, dans les Landes. À 20h, peut-être est-il devant la télévision, lorsque son successeur à l'Elysée, le Président Jacques Chirac, souhaite une bonne année aux Français. Mais une semaine plus tard, le 8 janvier 1996, François Mitterrand s'éteint dans son appartement parisien de l'avenue Frédéric-le-Play.
Quelques mois avant sa mort, quand Bernard Pivot lui demandait "Si Dieu existe, quel est le mot par lequel vous voudriez qu'il vous accueille ?", Mitterrand avait répondu : "Enfin, tu sais". Y a-t-il une vie après la mort ? Depuis ce 8 janvier 1996, François Mitterrand, lui, le sait peut-être…