Vous pensiez tout connaître de l'Egypte ? Mais connaissez-vous Cléopâtre Séléné, grande oubliée de l'Histoire et unique fille de Cléopâtre ? Tout commence sous un soleil de plomb, le 15 août 29 av. J.-C. Trois jeunes enfants défilent à Rome lors du triomphe d'Octave, futur premier empereur romain sous le nom d'Auguste. Mais pourquoi ont-ils les larmes aux yeux ? N'est-ce pas un événement heureux ? Pour eux, vraiment pas. Enchaînés, ils sont en train de vivre une terrible humiliation, celle réservée aux vaincus.
Leurs parents ont été défaits par Octave à la bataille navale d'Actium deux ans plus tôt. Ils sont les enfants des amants les plus célèbres de l'Antiquité, Marc-Antoine et Cléopâtre. Trimballés dans les rues de la capitale, sous les insultes des Romains, les enfants suivent une statue de leur mère. Celle qui nous intéresse aujourd’hui, du haut de ses 10 ans, porte justement le même prénom qu'elle. C'est Cléopâtre Séléné. Elle est l'aînée de la fratrie, place qu'elle partage avec un frère jumeau.
"Séléné", c'est son surnom, du nom de la déesse de la lune dans la mythologie grecque. Son frère, c'est Alexandre Hélios, le dieu du soleil. Pourquoi des références aux divinités grecques, alors que leur mère est reine d'Égypte ? Tout simplement parce que ces enfants sont nés au carrefour de deux des plus grandes civilisations de l'Histoire.
La "damnatio memoriae", l'interdiction du souvenir
Leur mère, Cléopâtre VII, appartient à la dynastie lagide, aussi dite des Ptolémée, ces pharaons d'origine grecque qui règnent sur l'Égypte depuis le 3e siècle. Elle descend d'Alexandre le Grand et, après avoir été la compagne de Jules César, est devenue l'amante du général romain Marc-Antoine. Ensemble, ils règnent sur l'Égypte depuis la somptueuse capitale Alexandrie.
Cléopâtre Séléné y grandit dans de luxueux palais, où elle reçoit la même éducation que ses frères. Des récits qui bercent son enfance, elle retient particulièrement ceux d'Homère et les exploits d'Hercule. À l'automne 34 av. J.-C., Marc-Antoine, qui veut partager l'Empire entre les enfants qu’il a eus avec Cléopâtre, la fait reine de Cyrénaïque, région de l'actuelle Libye. Une décision qui n’aide pas à apaiser les tensions, déjà violentes, entre l'Orient et l'Occident depuis la mort de César.
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À Rome, Octave, le fils adoptif de César, ne l'entend pas de cette oreille. C'est à Actium, qu’il vainc Marc-Antoine et Cléopâtre en 31 av. J.-C. Pour ne pas tomber aux mains des Romains, les amants se suicident tandis que Césarion, le fils de César et Cléopâtre, le frère aîné de Séléné, est égorgé.
Voilà donc une orpheline de 10 ans, Cléopâtre Séléné, qui passe du faste de la belle Alexandrie à l'humiliation romaine. En 30 av. J.-C., l'Égypte devient une province de Rome. Et pour couronner le tout, ses parents sont victimes d'une épreuve encore pire que la mort : la damnatio memoriae. C'est la condamnation de la mémoire, l'interdiction du souvenir.
Mais Cléopâtre Séléné sait. Elle n'oublie jamais d'où elle vient, quand bien même elle grandit chez l'ennemi. Son éducation est confiée à Octavie, la sœur d'Octave, qui a été mariée à son père Marc-Antoine. Elle grandit donc aux côtés de ses deux demi-sœurs. Ses frères sont tous tôt ou tard assassinés par le vainqueur romain. Cléopâtre Séléné est désormais la seule rescapée de la dynastie des Ptolémée.
Un "power couple" avec le roi Juba
En 27 av. J.C., à Rome, Octave prend le titre d'Auguste. C'est le début de l'Empire romain qui comprend, entre autres, le royaume de Maurétanie. Attention, rien à voir avec la Mauritanie ! Cette région antique correspond à un ensemble que formeraient aujourd’hui le Maroc et l'Algérie. Auguste nomme Juba roi de Maurétanie. Cet officier berbère d'une vingtaine d'années est fils de l'ancien roi de Numidie (aujourd'hui le Constantinois).
Mais bien qu'originaire de la région, Juba ne la connaît pas. Son père a été tué lors d'une guerre contre Jules César, qui cherchait à étendre son influence et se battait pour les ressources naturelles d'Afrique du nord. Juba, prisonnier à l'âge de trois ans, a été élevé à Rome chez la femme de l'assassin de son père, Calpurnia. Son parcours ressemble beaucoup à celui de Cléopâtre Séléné.
Et maintenant que la Maurétanie a un roi, il lui faut une reine. Sur une idée d'Octavie, qui s'est attachée à sa prisonnière, Cléopâtre Séléné est envoyée auprès de Juba. Elle a 20 ans, il en a huit de plus. Si elle ne croit pas avoir hérité de la beauté de sa mère, elle rayonne, elle aussi, par son intelligence.
Les époux règnent sur les berbères en terre de Maurétanie. Ils font de leurs origines différentes une force. Elle parle grec et égyptien, mais pas berbère. Lui est kabyle et parle le punic, langue de Carthage, le libyque et le grec. Très éduquée et lettrée, Cléopâtre Séléné veut assouvir sa soif de vengeance contre Rome. Pas dans la guerre, ni dans le sang. C'est d'abord une revanche culturelle et religieuse qui est à sa portée. En mettant en avant sa culture égyptienne et grecque, elle s'émancipe de Rome.
Une aura culturelle internationale
Leurs représentations sur les pièces de monnaie témoignent de la richesse et de la diversité de leurs cultures. Ils sont les seuls à avoir des monnaies d'or comme les Romains. Et ils n'hésitent pas à afficher leurs origines. En légende pour lui, il est écrit "Rex Juba", en latin donc, tandis qu'elle fait écrire "Cleopatra Basilissa", en grec. Elle se fait représenter avec des éléments de chez elle : crocodiles des eaux du Nil, fleurs de lotus, cornes de la déesse Hathor, grand aigle d'Alexandrie, ou bien avec la coiffure à tête d'éléphant qui symbolise l'Afrique.
Dans l'architecture, c'est pareil. Ils font de Césarée, l'actuelle Cherchell en Algérie, la capitale de la Maurétanie. Et ils y font construire un palais aux colonnes venues d'Egypte et un phare, alors que le seul phare à l’époque est celui d'Alexandrie. Ils perpétuent le culte égyptien en faisant construire un temple d'Isis. Les époux développent aussi leurs cités du Maroc, comme Volubilis, qui voit sortir de terre forums, thermes et temples de Saturne et d'Hercule, des dieux locaux. Et ce n'est pas tout.
En épousant Juba, Cléopâtre Séléné espère perpétuer la dynastie des Ptolémée. Pour cela, il lui faut s'assurer une descendance. De son union avec Juba naît, après plusieurs enfants morts en bas âge, un fils, en 5 ou 6 av. J.-C.. Comment l'appeler ? Ptolémée, tout simplement !
Quand disparaît Cléopâtre Séléné ? Nous l'ignorons. Elle meurt, selon certains historiens, en 5 ou 6 après Jésus Christ. Selon d'autres, c'est entre 14 et 17, quand le poète Crinagoras de Mytilène publie une épigramme funèbre en l'honneur d'une mystérieuse Séléné. A moins qu'elle n'ait vécu autant que ses demi-sœurs, lesquelles verront trois Empereurs se succéder à la tête de l'Empire romain.
Une descendance elle aussi maudite
En 23, Ptolémée succède à son père à la tête du royaume de Maurétanie. Mais encore une fois, pour des questions de rivalités et de jalousie, le destin de la famille bascule. Quelques années plus tard, Ptolémée est convié à Rome par son cousin, l'empereur Caligula. Il accepte l'invitation et franchit la Méditerranée. Mais au cours d’un spectacle de gladiateurs, il ose un terrible affront en portant un manteau de pourpre, la couleur impériale. Et d'une pourpre plus belle que celle de l’Empereur, de surcroît.
Caligula, qui est un empereur fou et jaloux, le fait immédiatement assassiner. Ainsi disparaît le fils de Cléopâtre Séléné, dernier descendant des Ptolémée d'Égypte. Les Romains annexent alors la Maurétanie.
Aujourd’hui, les cultures marocaines et algériennes ne gardent quasiment aucune trace de Cléopâtre Séléné, ou même de la présence romaine dans leurs régions. Dès leur indépendance, au 20ème siècle, les pays de l'ancienne Maurétanie vont faire débuter leur Histoire à l'avènement de l’islam.
Au détour de Tipaza, en Algérie, on trouve aujourd'hui un tombeau royal magistral. Haut comme une petite pyramide pharaonique mais de forme arrondie, il s'inspire des architectures funéraires grecques et berbères et illustre l'incroyable diversité culturelle qu'incarna Cléopâtre Séléné, fille de Cléopâtre.