Nous sommes en 1987, à Paris. Depuis plus d'un an maintenant, Dalida s'enfonce dans une longue dépression qu'elle parvient encore à cacher à ses fans, à la télévision ou lors de ses concerts. Seule dans sa grande maison de la rue d'Orchampt, à Montmartre, elle ne quitte presque plus sa chambre. Derrière les fenêtres fermées, elle passe le temps en tricotant, et se repasse le film de sa vie émaillée de bonheurs immenses et de drames.
"La vie m'est insupportable, pardonnez-moi."
Quelques mois auparavant, Dalida s'est lancée dans une relation à cœur perdu avec un homme, un médecin d'une quarantaine d'années. Mais ce dernier amour se montre de plus en plus distant. Il doit la rejoindre ce soir du 2 mai, mais décommande au dernier moment. Dalida n'en dit rien à ses proches. Elle avale des barbituriques avec du whisky et trace ces derniers mots, à l'attention de son public : "La vie m'est insupportable, pardonnez-moi."
Ainsi s'éteint dans l'ombre, à 54 ans, celle qui avait passé 30 années dans la lumière. Quand elle disparaît, Dalida est une star planétaire. Elle a vendu 85 millions de disques dans le monde. Un destin extraordinaire, pour la petite Iolanda Gigliotti, fille d'Italiens immigrés, née en 1933 dans une maison blanche du Caire. La musique, elle l'a rencontrée très tôt, dans les bras d'un père premier violon à l'opéra.
Une reine de beauté devenue artiste
Enfant solitaire réfugiée derrière des lunettes à double foyer, Iolanda est moquée par ses camarades. Pourtant, sous ses montures, elle est ravissante. Si belle même qu'elle remporte à l'adolescence un premier concours de beauté, puis décide de concourir au titre de Miss Égypte, en 1954, dans un affriolant maillot deux-pièces léopard de pin-up.
Si elle ne gagne pas, elle est vite repérée par deux metteurs en scène qui l'engagent pour deux petits rôles au cinéma. Sa carrière artistique est lancée. L'un d'entre eux est français et lui conseille de tenter sa chance à Paris. Dans l'avion qui la mène vers la capitale, la reine de beauté s'entraîne à griffonner des autographes sur un petit carnet : elle signe Dalila (et non Dalida), un prénom à la mode en Égypte et qui lui a toujours plu.
Débarquée à Paris le jour de Noël 1954, Dalila désespère bientôt de réussir au cinéma et se tourne vers la chanson. Elle donne des tours de chant dans des cabarets dont celui, très chic, de la Villa d'Este. La jeune fille n'a qu'une seule robe et doit se serrer la ceinture, mais son accent colle à la mode de la chanson méditerranéenne et enchante le public parisien. Dans la foulée, Dalila s'est rebaptisée Dalida, pour éviter la confusion avec le personnage biblique.
Un soir, Bruno Coquatrix, directeur de la mythique salle de l'Olympia, la remarque et lui propose de participer à un radio-crochet: Les numéros 1 de demain. Un titre prémonitoire s'il en est. Dans la salle, au premier rang, deux hommes la regardent : Lucien Morisse et Eddie Barclay. Le célèbre producteur avouera plus tard dans ses mémoires que "l'accent italo-égyptien correspondait exactement à ce qu'il cherchait, puisque l'exotisme musical était toujours payant à l'époque." Une voix à travailler, talent et une certaine allure… Il n'en faut pas plus : Barclay signe le soir même un contrat avec Dalida.
"Nous nous attendions à une mise à mort, nous avons assisté à un baptême"
Lucien Morisse, quant à lui, est tombé littéralement amoureux. Il est responsable de la programmation musicale sur Europe n°1 : les tubes, c'est lui qui les fait. Alors ça tombe bien ! Il prend la carrière de Dalida en main. Moins de six mois plus tard, c'est la gloire, avec le titre Bambino qui tourne en boucle à la radio.
Dalida enchaîne les hits et les premières parties, celles de Charles Aznavour et de Gilbert Bécaud, puis les tournées en France et en Europe. En 1961, après quelques années de relations, "Mademoiselle succès" épouse Lucien Morisse. Elle le quitte après seulement quelques mois de mariage, ce qu'une partie de la profession ne lui pardonne pas. La presse se montre féroce à son égard. Sans cet homme, croit-on, elle n'est rien. À la fin de la même année, Dalida fait son premier Olympia, dans une atmosphère délétère.
Succès internationaux et déboires intimes à la chaîne
Avant d'entrer en scène, elle reçoit même une couronne mortuaire… Et pourtant ! "Nous nous attendions à une mise à mort, nous avons assisté à un baptême", écrit la critique Claude Sarraute dans les colonnes du Monde. “Elle a retourné ses 2000 spectateurs comme autant de crêpes, étalées dans autant de fauteuils." Dalida a prouvé qu'elle était une véritable artiste.
Elle a aussi su se métamorphoser, teindre ses cheveux en blonde, quitter ses robes hollywoodiennes pour un style yé-yé plus jeune et plus moderne. Cette capacité d'adaptation fera sa longévité. Diva dramatique à la fin des années 1960, elle sait réveiller sa carrière avec les succès populaires : Darla dirladada et son duo Paroles paroles avec Alain Delon en 1970.
En 1974, Gigi l'amoroso, son plus grand succès mondial, est n°1 dans 12 pays. Dalida y montre toute l'étendue de son talent, de chanteuse et de comédienne. Au milieu des années 1970, elle est l'une des premières en France à se lancer dans le disco, et signe encore l'un de ses tubes : Laissez-moi danser.
Malgré les succès, immenses, de Dalida, Iolanda, elle, vit dans sa vie privée une série de drames terribles. Son grand amour, le chanteur Luigi Tenco, se suicide dans leur chambre d'hôtel, en 1967. Un mois plus tard, la chanteuse tente de le rejoindre en avalant des cachets, et passe plusieurs mois en convalescence. En 1970, son ancien mari Lucien Morisse met fin à ses jours.
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Cinq ans plus tard, son ami Mike Brant se défenestre. En 1983, son ex-compagnon, Richard Chanfray, se suicide également. Surnommée "la veuve noire" dans les journaux, Dalida se convainc qu'elle porte malheur aux hommes qu'elle aime. Au fil des épreuves, Dalida s'enfonce dans la dépression. Elle se voit vieillir, repasse pendant des heures des vidéos d'elle plus jeune.
En 1986, elle décroche un grand rôle, celui d'une grand-mère dans Le Sixième jour, de l'Égyptien Youssef Chahine. Un tournage éreintant, qui lui demande de revivre des souffrances personnelles. La critique est unanime pour saluer la performance. Mais la vue de son visage vieilli sur grand écran, sans maquillage, la chevelure dissimulée sous des voiles, l'horrifie.
"Je ne voudrais pas qu’on me vole ma mort", avait prévenu Dalida, qui avait chanté vouloir mourir sur scène. Alors, ce soir de mai 1987, elle a tout orchestré pour son départ, loin, bien loin des projecteurs. Mais il est une chose qu'elle n'avait pas prévue, quand elle chantait que "'avec le temps, on oublie les visages et on oublie les voix". C'est que le temps n'effacerait jamais Dalida.