"Je compris très tôt que les hommes avaient le pouvoir. Et ce pouvoir, je le voulais. Oui, je leur volerais le feu. Je n'accepterais pas les limites que ma mère tentait d'imposer à ma vie parce que j'étais une femme." Cette profession de foi, c'est celle de Niki de Saint Phalle. Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle pour l’État-civil, née en octobre 1930 dans les quartiers huppés de Neuilly-sur-Seine, elle n'était pas prédisposée de naissance à ce discours révolutionnaire. Catherine, rapidement rebaptisée Niki par sa mère, grandit entre les châteaux familiaux en France, et les gigantesques appartements de Park Avenue, à New York. Son père est issu d’une vieille famille de la noblesse chevaleresque convertie à la banque. Sa mère est une richissime héritière américaine. Sur le papier, une vie rêvée.
Mais derrière les rideaux des palaces se cache un environnement violent. Et une enfance douloureuse. La mère de Niki se montre souvent brutale, y compris physiquement. Mais l'horreur arrive un jour de l'été 1942. La petite fille a 11 ans. Son père la viole. Le couple maintient les apparences d'une famille bien sous tous rapports. Mais Niki étouffe sous cette morale d'apparence.
La révélation du parc Güell
Dans son école catholique de Manhattan, elle peint en rouge vif les feuilles de vigne qui recouvrent le sexe des statues. Sa scolarité se passe mal. Niki est agitée, irrévérencieuse. À 17 ans, un agent de mannequins la repère dans un bal. Elle entame alors une carrière et pose en couverture de Life magazine et de Vogue Paris dans un épais manteau de fourrure.
Niki est belle, très belle même, avec ses traits fins, ses grands yeux bleus et ses chapeaux extravagants. Au même moment, elle épouse l'écrivain américain Harry Mathews et accouche d'une petite fille. Mais la jeune mariée sombre dans une dépression si violente qu'elle est internée. Harry lui apporte papiers, crayons et pinceaux. C'est là que l’artiste commence à peindre.
Des huiles classiques aux peintures à la carabine
Sortie de l'hôpital, Niki visite l'Espagne, avec son mari. En 1955, elle découvre avec émotion le parc Güell de Gaudi, à Barcelone. C'est sa "nuit de Gênes" à elle. Dans son cœur, elle nourrit le projet de réaliser son propre 'jardin de joie', rempli de sculptures.
Niki rentre à Paris au milieu des années 1950. Elle y rencontre le sculpteur et inventeur de machines détournées Jean Tinguely. Dans son atelier, elle lui suggère d'ajouter des plumes à l'une de ses œuvres. Tinguely est étonné… et séduit. Les deux artistes ne se quitteront plus.
Au départ, Niki de Saint-Phalle peint des huiles, plutôt classiques. Puis elle se lance dans des tableaux-assemblages, faits d'objets trouvés et de matériaux divers comme la terre, le plâtre, le fil de fer. Autodidacte, elle se nourrit de l'art brut, en vogue dans les années 1950, et va tous les jours au Louvre. Elle côtoie des artistes, lit beaucoup.
Le succès n'est pas long à venir. En 1961, Niki de Saint-Phalle attire l'attention, en France et dans le monde entier, pour ses Tirs, des tableaux conçus comme des performances. Armée d'un 22 long rifle loué au stand de tir d'une fête foraine, la jeune femme fusille ses toiles pour y faire éclater des petites poches pleines de peinture. De la destruction naît la création.
Synthèse de l'avant-garde et de la reconnaissance publique
"Sans l'art, je serais morte la tête éclatée", dit Niki. Mais il ne s'agit pas que de survivre, il faut aussi vivre et faire voler en éclats toute l'hypocrisie du monde dans lequel elle a grandi, cet univers où on l'on porte un masque. 'Moi je ferai le contraire, je montrerais tout, mon cœur, mes émotions, le vert, le rouge, le jaune, toutes les couleurs", revendique-t-elle.
Dès ses débuts, Niki de Saint Phalle réussit la synthèse pourtant difficile de l'avant-garde et de la reconnaissance publique. Mais la véritable célébrité s'annonce quand, en 1964, elle crée sa première Nana. Niki n'a pas oublié ses envies de sculptures. Alors elle fabrique une femme, avec du grillage et des draps trempés dans de la colle et décorés de laine colorée. "Nana" est le surnom de l'une de ses anciennes nourrices. "Nana", comme ce terme populaire qui désigne les femmes, aussi.
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Au fur et à mesure, ses sculptures se professionnalisent. Elles sont en résine de polyester, puis en polystyrène, et recouvertes de couleurs vives. Elles sont immenses, monumentales. Hon, réalisée en 1966 pour le Moderna Museet de Stockholm, pèse six tonnes. Elle est couchée sur le dos, et les visiteurs y pénètrent par son vagin. Les autres nanas sont tout aussi imposantes et bariolées, mais plus aériennes.
Elles sont légères, semblent danser, soulevées du sol avec grâce, nullement gênées par leur ventre bombé, leurs fesses rebondies et leurs seins gonflés. Elles n'ont pas de visage, ni aucun orifice : elles sont impénétrables, inviolables. L'ange protecteur, par exemple, vole au-dessus de la gare de Zurich, comme une plume de 11 mètres, et de plus d'une tonne. Son maillot de bain à rayures bariolées est peint à l'eau, un cœur sur un sein, une fleur sur l'autre.
Les Nanas, des œuvres plus politiques qu'il n'y paraît
Niki s'inspire du pop art américain. Elle est aussi une héritière du mouvement dada, et fait partie du groupe des Nouveaux Réalistes, fondé par le peintre Yves Klein, et que rejoint aussi Christo notamment. Ensemble ils prônent un retour à la réalité, par opposition à la peinture abstraite, sans pour autant tomber dans la figuration.
Les nanas sont un succès énorme. Elles s'exportent dans le monde entier : Bâle, Hanovre, Montréal… Elles répondent aussi à une volonté de leur créatrice de sortir l'art des salons, des galeries et des musées pour l'offrir à tous, dans les jardins et dans les rues. Niki de Saint Phalle est si liée à ses sculptures que parfois elle s'agace de voir son art réduit aux nanas. Mais leur aspect acidulé plaît. Elles sont jolies, pop, gaies. Elles se déclinent sur des tee-shirts ou sur des tasses. Mais sous leur aspect enfantin, les Nanas révèlent un sens éminemment plus politique.
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Dans les années 1960, les femmes sont encore majoritairement au foyer. Les femmes artistes existent, mais peu accèdent à la reconnaissance. Niki de Saint Phalle porte déjà, par sa présence et son travail, une forme de féminisme. De ses tableaux à la carabine réalisés avant même le Mouvement de libération des femmes, elle dit : "C’était très scandaleux de voir une jolie jeune femme tirant avec un fusil et râlant contre les hommes dans ses interviews."
Avec les Nanas, Saint Phalle entame une œuvre qui n'est pas immédiatement perçue comme féministe. Pourtant, les sculptures figurent des femmes puissantes. Dynamiques, sportives, à l'aise avec leur corps, tout en s'éloignant des canons de beauté prônés notamment par les magazines féminins. Surtout, elles occupent l'espace public, traditionnellement réservé aux hommes.
Le jardin des Tarots, un rêve bâti en cheffe d'orchestre
Les Nanas s'imposent par leur grande taille, elles dominent le monde de leur assurance. Les couleurs dont elles se drapent dissimulent, au premier regard, leur subversion. C'est une armée qui, aux quatre coins du monde, lance gaiement, comme leur créatrice : "Les Nanas au pouvoir, les femmes au pouvoir !"
L'artiste crée aussi des Nanas noires, montrant sa sensibilité et son engagement vis-à-vis de la question raciale. L'œuvre de Niki de Saint Phalle épouse les luttes de son époque pour les droits civiques, et l'émancipation des femmes. C'est aussi ce qui fait son succès. Elle vient parfaitement épouser les années 1960, la décennie de la provocation, de la rébellion face à l'ordre ancien, ce que Niki combat aussi de manière plus intime : la famille, le patriarcat, l'Église.
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En 1971, Niki épouse Jean Tinguely, son complice de longue date. Avec lui, elle se lance dans son grand projet : le jardin des Tarots, en Toscane. Un parc parsemé de sculptures gigantesques auquel elle travaille pendant 20 ans. Elle est la cheffe d'orchestre et son mari l'assiste. Une situation assez rare dans le monde de l'art.
En 2002, Niki de Saint Phalle décède d'un problème respiratoire, lié aux produits et matériaux utilisés sans protection pendant toute sa carrière. Dans son jardin italien, dans lequel elle a montré qu'une femme pouvait faire aussi bien que Gaudi, figure en bonne place une Nana. Niki est partie, mais Nana, elle, continue de danser sur les toits.