Le festival de l’Île de Wight, créé en 1968, connaît son apogée en 1970, lorsque près de 600.000 spectateurs se rassemblent sur ce bout de terre au sud du Royaume-Uni. Cinquante ans après, Europe 1 revient sur les différents concerts donnés pour ce qui fut, un an après Woodstock, l'un des derniers grands rendez-vous hippies. Ce mercredi, les Who, le groupe qui ne voulait pas mourir vieux.
Tommy : album et concert cultes
Les Who sont la tête d’affiche anglaise de ce festival de l’Île de Wight. L’an passé à Woodstock, ils électrisaient une assistance éberluée et bénéficiaient d'un succès inattendu de la part du public américain. Cette fois, ils jouent à domicile, au milieu de leurs rivaux d’outre-Atlantique. Ils sont sûrs de leur force. Pourtant, deux ans plus tôt, ce groupe se posait beaucoup de questions sur son avenir. Après des débuts fracassants, dans tous les sens du terme, la routine les menaçait et le succès s’effilochait.
Alors, fin 1968, son leader aussi génial que tourmenté, Pete Townshend, tente le tout pour le tout. Il écrit ce qu'on va bientôt appeler un "opéra-rock", l'histoire ambitieuse et improbable d'un enfant sourd, muet et aveugle qui devient un dieu du flipper. Bingo ! Le groupe obtient une extra-balle et la partie est relancée, car le double disque de Tommy est un carton planétaire. Parmi les plus fameux extraits, on retrouve les dernières chansons du disque We're Not Gonna Take It et See Me, Feel Me/Listening to you qui concluent l'histoire de Tommy. Joués dans la nuit du dimanche 30 août 1970, ils offrent au public une nouvelle performance inoubliable. Cet opéra-rock deviendra plus tard un film, lui aussi couronné de succès malgré une mise en scène pour le moins déroutante.
Keith Moon, l'incandescent
L'histoire des Who débute dix ans avant, au début des années 60, à Acton, dans l'Ouest de Londres. Roger Daltrey, le chanteur, n'est à l'époque qu'un adolescent viré de son collège et qui travaille déjà comme ouvrier métallurgiste. Le week-end, il crache sa rage au micro d’un groupe qui s’appelle les Detours. Il fait la connaissance d'un bassiste, John Entwistle, puis d'un guitariste, Pete Townshend. La nouvelle formation commence à se faire connaître avec un répertoire de reprises en tout genre.
Et puis un soir, un gamin les accoste, plein de culot : "Faites-moi passer un test, de toute façon je suis meilleur que le gars que vous allez embaucher, quel qu'il soit." On lui donne sa chance. Les trois autres sont estomaqués par la puissance et la folie du jeu de cet espèce de personnage de dessin animé qui dit s'appeler Keith Moon. Marché conclu, il est engagé. Le groupe s'appellera un moment The High Numbers pour coller à la vague des Mods, ces jeunes rebelles obsédés par le style. Ils adoptent finalement The Who, c'est court, c'est drôle, ça se retient et c'est facile à décliner sur le plan graphique.
Groupe culte des Mods
Les Mods en raffolent. Le groupe devient rapidement leur porte-drapeau : scooters, parkas, costume deux pièces, cheveux courts et surtout musique sauvage sont au rendez-vous. Et pour cause puisque tout ce petit monde est accro aux amphétamines, ces petites pilules que l'on prend pour ne pas dormir.
C'est ainsi qu'en 1965, pour leur premier album, enregistré selon la légende en une seule après-midi, The Who dégaine un titre de légende. Certains affirment que Daltrey, rendu trop excité par les pilules, n'arrivait plus à contrôler son bégaiement. D'autres qu'il voulait se moquer, justement, de ceux qui étaient victimes de cet effet secondaire fâcheux. Le résultat est sidérant. The Who explose avec ce titre qui donnera son nom à l'album : My Generation.
Musique sauvage et inimitiés
"J'espère mourir avant d'être vieux". C'est LA phrase qu'on retient de ce titre pourtant immortel. Elle résume l'état d'esprit de ces baby-boomers anglais d'après-guerre bien décidés, quelles qu'en soient les conséquences et les obstacles, à faire sauter le verrou des classes sociales et vivre à cent à l'heure. Car aussi étonnant que cela puisse paraître, les Who ne s'aiment pas et ne se sont jamais aimés. Leur alliance est plus une affaire de circonstances que d'amitié.
Entre Daltrey le petit caïd, Townshend l'intello ombrageux, Entwistle le taiseux et Moon la grenade joyeusement dégoupillée, il n'y a pas ou peu de points communs, si ce n'est la violence, qu'elle soit verbale, physique ou musicale. Ces quatre-là sont sans doute les plus bruyants, les plus sauvages de tous. Ils n'hésitent pas à fracasser sur scène leur propre matériel puis à faire subir à leur auditoire des concerts à plus de 120 décibels soit le volume d'un avion de ligne au décollage. Une gageure à l'époque. Townshend le paye aujourd'hui, puisqu'il est à moitié sourd.
Who's Next, l'apogée du succès
Une grande partie de l'œuvre de Pete Townshend, cerveau et principal compositeur du groupe, est directement inspirée de son enfance. Il a été maltraité, abusé et violé. "Tommy" est, d'une certaine manière, autobiographique. Tout au long de son immense carrière, Townshend essaiera de trouver une issue spirituelle à ses traumatismes, mais sans jamais se départir de son ironie grinçante.
L'exemple le plus parfait vient juste après l’Île de Wight, en 1971, dans ce qui est considéré comme le meilleur album du groupe : Who's Next, "Au suivant". La chanson s'appelle Baba O'Riley. Une critique virulente de la culture hippie."It's only teenage wasteland", déplore la chanson : c'est juste un énorme gâchis adolescent. La chanson est reconnaissable par sa célèbre intro qui a fait le bonheur des fans et d'une célèbre série policière américaine. C'est surtout un morceau de bravoure, moment triomphal d'un album quasi-parfait, et souvent cité dans la liste des meilleurs disques de rock de l'histoire. "Je voulais qu'on sonne comme une bombe prête à exploser", dit Daltrey. C'est chose faite, mais les Who n'atteindront plus jamais ces sommets.
Des vies d'excès
Keith Moon mène une vie d’excès parfois hallucinants, comme lorsqu'il fonce en voiture dans une piscine. Sa mort, presque inévitable, en 1977, à seulement 31 ans, d'une surdose de médicaments, a quelque part tué l'esprit du groupe. Les Who continuent, malgré tout. John Entwistle, le bassiste, a lui aussi disparu en 2002 d'une surdose de cocaïne.
Ils ne sont plus que deux de la formation originale, la colonne vertébrale du groupe : Pete Townshend et Roger Daltrey, les meilleurs ennemis aujourd'hui réconciliés. La preuve, ils ont sorti en 2019 un album studio, le premier en 13 ans. Un album plutôt bien accueilli par la critique. Pas mal pour des papys septuagénaires qui voulaient mourir avant d’être vieux !
Retrouvez tous les autres épisodes de notre série "Le festival de l'île de Wight, 50 ans après" :
> Épisode 1 : les dernières notes des Doors de Morrison
> Épisode 2 : Mighty Baby, le talent sans la gloire
> Épisode 3 : le concert inattendu d'exilés brésiliens
> Épisode 4 : la révélation Rory Gallagher
> Épisode 5 : le tremplin de Tony Joe White