C’est l’histoire d’une traque qui passionne l’Italie depuis plus de vingt ans. D’une question qui revient inlassablement alimenter les théories les plus diverses et multiplier les supputations. Qui se cache sous le nom d’Elena Ferrante, l'auteure à succès de L’Amie prodigieuse, citée pour le prix Nobel de littérature ? Claudio Gatti, journaliste au quotidien économique Il Sole 24 Ore, est persuadé d’avoir enfin trouvé la réponse. Quitte à provoquer l’ire des écrivains et des lecteurs de tout le pays.
Une enquête pour le moins fouillée. Ce qui choque, c’est surtout le procédé employé par le journaliste. Alors que les enquêtes s'étaient jusqu'à présent concentrées sur l'univers et le style littéraire de l'auteure, Claudio Gatti, lui, n’a pas hésité à franchir la ligne jaune, en s’appuyant sur des données immobilières et fiscales pour étayer sa théorie.
Les résultats de son enquête - publiée dimanche au même moment dans The New York Review of Books, le Frankfurter Allgemeine Zeitung et Mediapart – sont formels : l’écrivaine n’est autre qu’Anita Raja, une Romaine de 63 ans, traductrice pour E/O, la maison d’édition de Ferrante. "Les données publiques sur la propriété immobilière montrent qu’en 2000, après le succès en Italie du film tiré du premier livre écrit par Elena Ferrante, elle a acheté un appartement de sept pièces dans un quartier de Rome particulièrement onéreux et une maison de campagne en Toscane", relate le journaliste, qui établit également un lien entre des personnages de Ferrante et des proches de Raja, ainsi qu’une similitude de thèmes entre les romans de l’écrivaine et ceux de l’Allemande Christa Wolf, traduits par… Anita Raja.
Levée de boucliers. Chez E/O, personne n'a démenti cette information, alors que le nom d’Anita Raja avait déjà été évoqué, parmi d’autres, à plusieurs reprises ces dernières années. Sandro Ferri, l’éditeur de Ferrante, s’est contenté d’une réponse lapidaire : "Je trouve dégoûtant le journalisme qui consiste à enquêter sur la vie privée [des gens] et traite des écrivaines comme des mafieuses.”
Car aujourd’hui, il semblerait que cette course à la vérité commence à fatiguer le monde des lettres transalpines. "Ce genre d’enquêtes patrimoniales feraient mieux d’être menées pour débusquer les fraudeurs plutôt que les écrivains. Qui voulez-vous que cela intéresse, la véritable identité d’Elena Ferrante ?", s’est notamment ému Erri de Luca, un autre écrivain italien, cité par la version italienne du Huffington Post. La colère n’est pas moins forte chez sa consœur et compatriote Michela Murgia. "La triste attitude qui consiste à aller fouiller dans les transactions financières des gens pour démontrer qui est Elena Ferrante, vous appelez encore ça du journalisme ?”, s’est-elle offusquée sur Twitter.
La tristezza di andare a frugare nei movimenti economici delle persone per dimostrare chi è Elena Ferrante la chiamate ancora giornalismo?
— Michela Murgia (@KelleddaMurgia) 2 octobre 2016
L’affaire dépasse même les frontières italiennes. Selon l’auteure britannique Jojo Moyes, toujours sur Twitter, “Elena Ferrante a peut-être de très bonnes raisons d’écrire sous pseudonyme. Il n’est pas ‘de notre droit’ de savoir qui elle est”.
Re those last RTs. Maybe Elena Ferrante has very good reasons to write under a pseudonym. It's not our 'right' to know her.
— Jojo Moyes (@jojomoyes) 2 octobre 2016
L’anonymat pour se "libérer". Dans les rares entretiens qu'elle a accordés, à chaque fois par mail, Elena Ferrante a toujours affirmé que son anonymat était nécessaire pour donner plus de poids à ses personnages et à ses intrigues. Avant son premier livre, elle expliquait déjà : "Je pense que les livres, une fois qu’ils sont écrits, n’ont pas besoin de leurs auteurs. S’ils ont quelque chose à dire, ils trouveront tôt ou tard des lecteurs". "J’ai simplement décidé une bonne fois pour toutes, il y a de cela plus de vingt ans, de me libérer de cette angoisse qu’engendrent la notoriété et ce désir de faire partie d’un cercle de personnes qui réussissent, ceux qui pensent qu’ils ont gagné je ne sais quoi", se justifiait-elle enfin dans une interview à Vanity Fair en 2015, toujours par mail. "Jusqu’ici, cela a plutôt bien fonctionné".
Elena Ferrante n'avait d'ailleurs pas hésité à brouiller les pistes, en affirmant dans son dernier livre, La Frantumaglia, un recueil de lettres et d'entrevues accordées au fil des années, qu'elle était une pure Napolitaine, fille de couturière, et qu'elle avait grandi avec trois sœurs. Et non pas, comme Anita Raja, une traductrice romaine, fille d'un magistrat napolitain et d'une professeure d'allemand d'origine polonaise. Avant d'ajouter : "Je ne déteste pas les mensonges, dans la vie, je les trouve plutôt sains et de temps en temps, je m'en sers pour me protéger de l'extérieur."
"Elle a lancé une sorte de défi". De son côté, l’auteur de l’enquête a d'ailleurs justifié sa démarche… en citant ce même passage. Avec ces quelques mots, estime Claudio Gatti, “elle a compromis le droit qu’elle a toujours soutenu avoir. Mieux : on peut dire qu’elle a lancé une sorte de défi aux critiques et aux journalistes.”
Publiée entre 2011 et 2014 à Rome, la tétralogie d'Elena Ferrante, L’Amie prodigieuse, raconte l'histoire parallèle de deux amies d'enfance, Lila et Lenu, dans le Naples d'après-guerre. En France, la sortie du troisième tome en janvier 2017 promet déjà d’être un succès, peu importe le nom couché sur la couverture.
Plusieurs écrivains ont déjà eu recours au pseudonyme, pour diverses raisons. S’il peut s’agir pour certains d’un jeu littéraire, pour d’autres, cette décision relève de la stratégie – beaucoup de femmes, au cours de l’histoire, ont notamment eu recours à des fausses identités masculines – et parfois même du nécessaire. L’auteure marocaine de romans érotiques Nedjma publie notamment sous un faux nom depuis 2004, de peur d’être victime d’une fatwa dans son pays.
Quelques exemples d’auteurs français ayant utilisé des pseudonymes :
- Romain Gary, qui a remporté le prix Goncourt en 1975 – pour la deuxième fois, donc - en utilisant le nom d’Émile Ajar.
- Marie-Anne Devillers, qui a utilisé le pseudo masculin Mario Ropp pour pouvoir publier des polars.
- Boris Vian, qui a publié plusieurs textes sous le nom de Vernon Sullivan afin d’échapper à la controverse.
- Ou encore Patrick Sébastien, qui a signé un roman du nom de Joseph Lubsky, allant jusqu’à se grimer pour en faire la promotion.