"Le 7 janvier 2015 vers 10h30, il n'y avait pas grand monde en France pour être Charlie et nous n'y pouvions rien." Deux ans après l'attaque qui a décimé la rédaction de l'hebdomadaire pour lequel il écrivait, Philippe Lançon se souvient. Jeudi, le survivant, grièvement blessé à la mâchoire, publie Le Lambeau (Ed. Gallimard), récit aussi précis que saisissant de l'attentat et de sa vie d'après, bouleversée. Avant, "le journal n'avait plus d'importance que pour quelques fidèles, pour les islamistes et pour toutes sortes d'ennemis plus ou moins civilisés, allant des gamins de banlieue qui ne le lisaient pas aux amis perpétuels des damnés de la terre, qui le qualifiaient volontiers de raciste". Après, il y aurait les rassemblements partout en France, les abonnements et la solidarité. Entre les deux, l'attaque.
"Un bruit sec, comme de pétard". "Les locaux étaient au deuxième étage de l'immeuble largement vitré, aux allures de Lego, dans lequel on avait envie d'entrer comme dans un lave-vaisselle ou un commissariat", écrit Philippe Lançon. "Il était 11h25, peut-être 11h28. Je me suis levé et j'ai enfilé mon caban. Il était temps de rejoindre Libération", le quotidien pour lequel travaillait également le journaliste. Prêt à partir, il échange avec l'économiste Bernard Maris à propos de Michel Houellebecq. Charb glisse un dernier bon mot. "Il y a eu quelques sourires et c'est à cet instant, blague dite, qu'un bruit sec, comme de pétard, et les premiers cris dans l'entrée ont interrompu le flux de nos blagues et de nos vies."
"J'ai entendu une femme crier : 'mais qu'est-ce-que…', une autre voix de femme crier : "Ah !", une autre voix encore pousser un cri de rage, plus strident, plus agressif, une sorte de "Ahhhhhhh", mais celle là, je peux l'identifier, c'était la voix d'Elsa Cayat", l'une des victimes de la tuerie, poursuit le survivant. Lui se recroqueville, "coincé comme au fond d'un caisson", à genoux puis allongé. "C'est sans doute dans ce mouvement par palier vers le sol que j'ai été touché, à trois reprises au moins, légèrement à distance, directement ou par balles perdues."
"Le corps d'un homme allongé sur le ventre". Philippe Lançon ne se souvient pas de rafales, mais de l'un des frères Kouachi, "celui qui avançait vers le fond de la pièce et vers moi", qui "tirait une balle et disait : 'Allah akbar !'. Il tirait une autre balle et répétait : 'Allah akbar !'." Au sol, le journaliste fait le mort. Il distingue "le corps d'un homme allongé sur le ventre" : c'est Bernard Maris, dont on voit la cervelle entre les cheveux, "qui sortait un peu de son crâne". "C’est par elle, à ce moment-là, que j’ai enfin senti, compris, que quelque chose d’irréversible avait eu lieu", écrit le rescapé.
" J'ai tourné la langue dans ma bouche et j'ai senti des morceaux de dents qui flottaient un peu partout "
Et de raconter l'attente, "comme un enfant qui continue de faire le mort après le départ des méchants". Dans un chapitre intitulé "entre les morts", Philippe Lançon revient sur ces longues minutes. "J'ai tourné la langue dans ma bouche et j'ai senti des morceaux de dents qui flottaient un peu partout (...) Je me suis peu à peu mis sur le côté, puis redressé et adossé au mur, assis par terre, face à l'une des entrées." Autour de lui, seuls le journaliste Fabrice Nicolino, le dessinateur Riss et le webmaster du journal ont survécu.
"Devant moi, il y avait presque sous la table le corps de Bernard (Maris, ndlr), et, juste à coté, dans le passage et sur le dos, celui de Tignous", ajoute dans son récit Philippe Lançon, qui aurait aimé se souvenir d'un détail saisissant. "Je n'ai pas vu sur le moment ce que le rapport de police, lu dix-huit mois plus tard, m'a révélé : un stylo restait planté droit entre les doigts d'une main, en position verticale. Tignous était en train de dessiner ou d'écrire quand ils ont fait irruption."