À plus de 70 ans, Karl Lagerfeld avait fait aboutir son personnage : catogan, mitaines, bagues de rock star. Il avait aussi perdu une quarantaine de kilos. Ce formatage physique était l'illustration d'une volonté de fer que Karl Lagerfeld a gardé sa vie durant. La journaliste du Monde Raphaëlle Bacqué a décortiqué l'existence du couturier dans l'ouvrage Kaiser Karl, alors que lui-même avait toujours tout fait pour qu'il n'existe aucune biographie sur lui. Elle était l'invitée dimanche de l'émission Il n'y a pas qu'une vie dans la vie pour raconter comment elle a enquêté sur cet homme connu dans le monde entier mais qui avait pris soin de brouiller les pistes et de se cacher derrière des lunettes noires…
Il se fait passer pour un Suédois, un baron...
La seule biographie qui existait de Karl Lagerfeld était finalement non écrite et c'était celle qu' il avait bien voulu inventer. "Il a sans arrêt recomposé son passé de façon à faire de son parcours et de ce qu’il était une sorte de légende (…) Tout jeune, alors qu’il est un formidable dessinateur, il a la certitude qu’au fond, il ne sera pas un génie mais qu’il peut accompagner l’évolution de la mode, mieux comprendre que les autres cette industrie. Très vite, il opte pour faire de lui-même une sorte d’objet publicitaire, d’icône planétaire", raconte la journaliste. Alors, dès l’âge de 25 ou 30 ans, il amorce sa grande entreprise de communication. Il efface son père, sa naissance à Hambourg, son passé allemand, se fait volontiers passer pour un Danois, un Suédois, un baron… Cet accent allemand au couteau, il en fera une originalité que des années plus tard.
La vie du couturier est aussi marquée par la proximité de Saint Laurent, qui sera pour lui "un aiguillon constant". Ils remportent le même concours tous les deux en 1954. Lagerfeld à 21 ans pour un manteau et Saint Laurent à 18 ans pour une robe du soir somptueuse. "Ils font connaissance sur le podium où on les récompense. Ils vont devenir très amis." Les deux ont d'autres points communs : ils sont entretenus par leur père, sont tous deux homosexuels. "Ils sont amis des années jusqu’à ce que Saint Laurent prenne son envol, devienne le génie, rentre au Panthéon de la mode." Contrairement à Saint Laurent qui a créé le smoking féminin ou la saharienne, Lagerfeld ne s'identifie pas par une pièce iconique. "Je crois qu’il n’a pas essayé. Ce n’est pas son propos. Assez vite, il a voulu avoir une vie exceptionnelle, être puissant. Il veut compter, avoir de l’influence, être au sommet", considère Raphaëlle Bacqué. Il y parvient et se maintient jusqu'à sa mort, à 85 ans, dans une industrie qui zappe en permanence.
"Saint Laurent et Bergé à lui tout seul"
Quand il arrive chez Chanel en 1982, Karl Lagerfeld a déjà 50 ans. Outre sa première collection, mitigée, il relance une marque alors vieillissante. Il est aussi l'image derrière Fendi. Dans ces deux maisons, il possède des contrats à vie, ce qui lui confère un statut d’empereur ou de pape dans deux groupes industriels immensément puissants. Cette situation l'aide à empêcher toute biographie sur lui. Ce pouvoir de dissuasion se conjugue à son talent et en fait le conteur de sa propre vie. Sa créativité et son sens du commerce parachèvent sa réussite. "Il est Saint Laurent et Bergé à lui tout seul", résume la journaliste. De la même manière, tel un monarque, il sait s’entourer d’une cour où chacun peut être répudié d’un claquement de doigt. Ce sera le cas d’Inès de le Fressange, muse parisienne portée aux nues, image de Chanel, mais qui sera évincée sans que personne ne moufte. Lagerfeld est craint, aussi généreux que tranchant.
Mais ses choix ne s'appliquent pas qu'aux autres, il s'astreint lui-même une discipline de fer, se cultive en permanence, vivant entouré de livres et de technologie moderne. Jamais il ne sera dans le lâcher-prise : pas de drogues, de tabac, quasi pas de sexe, énumère Raphaëlle Bacqué. "Pas un instant, on peut dételer" avec Lagerfeld. Sa vie est menée par sa volonté farouche de sortir du lot et de survivre à toutes les époques. Économiquement mais aussi physiquement. Il traverse ainsi l’épidémie de Sida des années 1980 quand meurt son amour platonique, Jacques de Bacher. "Cet instinct de survie, c’est aussi ce qui le caractérise", analyse Raphaëlle Bacqué, qui avoue avoir "tout le temps changé de sentiment" à l’égard de Karl Lagerfeld. "Parfois, je le trouvais détestable, d’autres fois extraordinairement touchant. Sensible et cruel. Je ne me suis pas arrêtée à un sentiment, c’est aussi ce qui fait la richesse du personnage", auquel tout le monde obéissait.
"La solitude ultime" comme protection
Son monde ne lui a finalement désobéi qu’après sa mort. Contrairement à ce qu'il souhaitait, son corps a été exposé. Indéniablement admiré de son vivant, Karl Lagerfeld a aussi et néanmoins fini sa vie seul, avec sa chatte, Choupette. "Les humains n’ont plus leur place, c’est la solitude ultime", à l’image de quelqu’un "qui évitait les relations vraies et profondes", selon l'auteure. "Quand vous construisez votre légende, vous avez toujours peur d’être dévoilé, il faut d’une certaine façon se protéger", justifie Raphaëlle Bacqué. Restera, pour elle, le souvenir d’un homme à l’histoire formidable. "En ce sens, il a réussi sa vie."