"Complot", "trahison" : pourquoi Carlos Ghosn accuse-t-il Nissan de l’avoir fait tomber ?

Carlos Ghosn est détenu depuis deux mois dans une prison de Tokyo.
Carlos Ghosn est détenu depuis deux mois dans une prison de Tokyo. © TORU YAMANAKA / AFP
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Depuis sa prison de Tokyo, Carlos Ghosn accuse Nissan d’avoir monté un dossier contre lui afin de se protéger dans le cadre d’un projet de fusion à venir.
ON DÉCRYPTE

Carlos Ghosn sort du silence que lui imposait la justice japonaise. En deux jours, l’ex-patron déchu de l’alliance Renault-Nissan, toujours incarcéré à Tokyo deux mois après son arrestation, a donné deux interviews, au quotidien japonais Nikkei puis à l’AFP et aux Échos. L’occasion pour lui de s’exprimer sur les accusations de malversations financières dont il fait l’objet et de formuler sa ligne de défense : il serait l’objet d’un complot fomenté par Nissan pour l’évincer. Une affirmation qui n’est pas encore étayée par des faits mais qui repose tout de même sur quelques éléments concrets.

"Aucun doute" que c’est "un complot".Affaibli par sa longue détention mais toujours combattif, Carlos Ghosn se montre très affirmatif au moment de revenir sur les faits qui lui sont reprochés. "Est-ce un complot, un piège ? Il n'y a aucun doute là-dessus. C'est une affaire de trahison", assure-t-il dans son entretien, publié jeudi, à l’AFP et aux Échos. "Il y a non seulement des allégations des procureurs, mais également celles de Nissan. Ils prennent beaucoup de faits hors de leur contexte, c'est une distorsion de la réalité pour détruire ma réputation", assène le PDG déchu de Renault et Nissan.

Une fusion mal acceptée

Selon Carlos Ghosn, c’est la fusion des trois constructeurs de l’Alliance (Nissan, Renault, Mitsubishi Motors), serpent de mer qu’il portait depuis de nombreuses années, qui a précipité sa chute : "Il y avait beaucoup d'opposition et d'anxiété sur le projet d'intégrer les compagnies", souligne l’ancien homme fort du groupe. Ce projet, qui ne devait pas voir le jour avant au moins 2020, consistait à aller jusqu’au bout des synergies et des échanges de technologie engagés au sein de l’Alliance afin de renforcer son poids économique.

"J'avais dit à Hiroto Saikawa (le patron de Nissan): si je faisais un autre mandat (à la tête de l'Alliance), nous allions devoir travailler beaucoup plus sur l'intégration. Nous en avons beaucoup parlé au début de l'année (2018), puis les discussions ont ralenti entre juillet et septembre, avant de reprendre", raconte Carlos Ghosn. "Le scénario consistait à créer une société holding qui contrôlerait les trois entités (Nissan, Renault, Mitsubishi Motors) et détiendrait toutes les actions, tout en préservant l'autonomie de chaque groupe."

Nissan craignait-il Renault ? La piste d’une telle fusion, poussée un temps par l’État français, aurait rencontré des échos négatifs du côté de la partie japonaise de l’Alliance. "L'objectif était clair et il y avait des résistances dès le début", a indiqué Carlos Ghosn. Selon lui, Nissan a eu peur d’être en réalité absorbé par Renault. La fusion "devait reposer sur des performances fortes et solides de chaque entreprise. Or, les performances de Nissan ont diminué au cours des deux dernières années. Quand vous regardez la tendance de Renault, quand vous regardez la tendance de Mitsubishi, quand vous regardez la tendance de Nissan, vous voyez qu'il y a un problème", détaille le PDG déchu.

Certes, Nissan est toujours le plus gros des trois constructeurs de l’Alliance. Mais depuis quelque temps, la dynamique s’est inversée entre Renault et Nissan. Au premier semestre 2018, le constructeur japonais avait réalisé un chiffre d’affaires de 43 milliards d’euros, en baisse de 5% sur un an, tandis que Renault connaissait une hausse de 1,4% à 30 milliards d’euros. Même constat au niveau des ventes : Renault avait écoulé, sur cette période, 2,1 millions de véhicules (un record), en hausse de 9,8%, contre 2,8 millions pour Nissan, en recul de 1,8%. Le constructeur japonais accuse notamment le coup en Europe et aux États-Unis.

Reste que Nissan était toujours le moteur principal de l'Alliance. Depuis 2010 - exception faite de 2016 - le Japonais représente chaque année plus de la moitié des bénéfices du groupe. Un rapport de force qui n'était pas le même à l'époque de la création de l'Alliance, quand Nissan était en difficulté. De fait, Renault s'était accaparé 43% des parts de Nissan contre seulement 15% dans l'autre sens. Un déséquilibre plus vraiment justifié et qui a donné lieu à de vives contestations au Japon.

Un "mano a mano" avec le patron de Nissan

Suffisant pour que Nissan craigne Carlos Ghosn au point de provoquer sa chute ? C’est ce que semble croire l’emblématique patron. "Je ne m'y attendais pas, mais cela a conduit à la trahison actuelle", a-t-il lâché depuis le parloir de la prison de Kosuge, à Tokyo. "J'aime le Japon, j'aime Nissan, j'ai consacré tant d'années à relancer l'entreprise, à la reconstruire, à la transformer. Je n'ai rien contre la compagnie", assure pourtant Carlos Ghosn, qui pointe du doigt les dirigeants de Nissan. "Il y a beaucoup de gens dont le rôle est discutable, étrange. C'est très surprenant, alors qu'on me refuse tout droit de me défendre."

Entre les lignes, se dessine une lutte de pouvoir avec le PDG de Nissan, Hiroto Saikawa. Ce dernier apparaissait de plus en plus menacé à son poste. "Ce n'est pas une question de personne, mais quand la performance d'une entreprise baisse, aucun PDG n'est immunisé contre un limogeage. Personne ne peut y échapper", a commenté Carlos Ghosn quand les journalistes de l’AFP et Les Échos lui ont demandé s’il avait envisagé de limoger Hiroto Saikawa.

Lutte de pouvoir intestine. Le "mano a mano" franco-japonais avait déjà été évoqué lors de l’arrestation de Carlos Ghosn. La rapidité avec laquelle Nissan avait réagi avait surpris les observateurs : quelques heures seulement après les révélations de la presse japonaise, Hiroto Saikawa, le patron de Nissan avait tenu une conférence de presse détonante au cours de laquelle il avait sévèrement chargé Carlos Ghosn. Adoptant un ton extrêmement virulent à l’encontre de son ancien partenaire, le PDG japonais avait notamment insisté sur le fait que son homologue français était resté trop longtemps seul aux commandes de l’Alliance.

Accusé d’avoir sciemment dissimulé une partie de ses revenus (il a été inculpé sur ce point) et d'abus de biens sociaux avec les fonds de Nissan, Carlos Ghosn estime que le constructeur japonais mène une vendetta à son encontre. "J'ai face à moi une armée chez Nissan, des centaines de personnes se consacrent à cette affaire, 70 au bureau du procureur et je suis en prison depuis plus de 70 jours", a rappelé Carlos Ghosn. "Je n'ai pas de téléphone, pas d'ordinateur. Comment puis-je me défendre ?"