Dans sa volonté de sauver l’usine Alstom de Belfort en octobre dernier, l’État est-il allé trop vite ? C’est ce que semble indiquer une note interne de la direction des services juridiques du ministère de l’Économie, consultée par Les Echos. Retour quatre mois en arrière : l’activité d’assemblage de Belfort est menacée d’être transférée sur un autre site en Alsace, faute de commandes suffisantes. Très vite, l’affaire devient politique et le gouvernement se porte à la rescousse de l’usine belfortaine. Deux commandes sont passées dans l’urgence : une par la SNCF portant sur six rames TGV et vingt locomotives dépanneuses ; une par l’État directement, pour quinze TGV.
Accord-cadre contraignant. C’est cette seconde commande qui est aujourd’hui remise en cause. Il est rare de voir l’État acheter des TGV sur ses fonds propres puisque l’exploitation est gérée par la SNCF. Le gouvernement a donc décidé de passer sa commande dans le périmètre d’un accord-cadre conclu entre la SNCF et Alstom en 2007. Ce texte permet à la SNCF de se passer d’appels d’offres en commandant directement ses trains à Alstom. L’accord-cadre prévoit, pour simplifier la procédure, un nombre de commandes supérieur au nombre réel de commandes passées. Le but est de garantir à la SNCF une marge de manœuvre au cas où elle aurait besoin de plus de rames que prévu.
Non-respect de la libre concurrence. Le problème est que l’État n’est pas lui-même signataire de l’accord-cadre. Ce qui, selon les services juridiques de Bercy, rend impossible une commande directe à Alstom. "L'État ne peut conclure un avenant de transfert, même partiel, avec la SNCF et Alstom afin de bénéficier dudit marché en cours d'exécution sans méconnaître le principe d'égalité de traitement", indique le document. "Cette cession partielle du contrat remettrait nécessairement en cause les conditions initiales de mise en concurrence et constituerait par conséquent un détournement de procédure." Autrement dit, l’État outrepasserait les limites, fixées en 2007, de l’appel d’offres et mettrait en danger la libre concurrence.
Conscient de cet écueil, le gouvernement a donc changé son fusil d’épaule. Selon le secrétariat d’État chargé de l’industrie, interrogé par Les Echos, l’hypothèse d’une commande directe a été délaissée au profit d’une méthode plus classique. Le gouvernement souhaite désormais forcer la main de la SNCF pour qu’elle achète elle-même les rames à Alstom (grâce à l’accord-cadre), l’État apportant de son côté le financement de cette commande exceptionnelle. Ce schéma est déjà employé pour les commandes de TER, passées par la SNCF mais payées par les régions.
Commande trop chère. Mais là encore, l’accord-cadre pose problème, non plus sur le plan juridique mais sur le plan économique. En effet, le contrat fixe un prix maximal pour les commandes et celle passée par le gouvernement en octobre dépasse le montant autorisé. A l’heure actuelle, les 15 rames de TGV coûtent trop cher pour rentrer dans l’accord-cadre. Par conséquent, même si l’État peut juridiquement passer cette commande via la SNCF, il reste bloqué par son montant. Deux solutions existent : négocier le prix des rames à la baisse, ce à quoi s’attelle le gouvernement en ce moment ; ou passer par un nouvel appel d’offres. Le premier cas est tristement ironique, étant donné l’objectif initial de sauvetage de l’usine, et le second est encore plus risqué, puisque rien ne garantit qu’Alstom pourrait rivaliser avec les Italiens, les Russes, les Allemands, etc.
Rames inutiles. Par ailleurs, la SNCF n’est pas prête à tout accepter. D’abord car elle n’a pas besoin de ces 15 rames de TGV. En effet, elles seront employées sur la ligne Bordeaux-Marseille dans l’optique d’anticiper la transformation en ligne à grande vitesse. Or, le passage d’un réseau Intercités à un réseau LGV est prévue dans un avenir lointain. De fait, les rames TGV vont rouler pendant plusieurs années sur des lignes où la vitesse sera limitée à 200 kilomètres/heure. Le problème est que les rames TGV coûtent plus cher à exploiter et entretenir que les trains Intercités. Cette commande est donc déjà synonyme de dépenses supplémentaires pour la SNCF.
Doute sur la présidentielle. A présent, la SNCF pourrait être contrainte de commander elle-même ces trains dont elle n’a pas besoin, sur ordre de l’État. Pour l’instant, l’État doit payer sur ses fonds propres afin d’éviter d’accabler financièrement la SNCF – c’était l’objectif initial d’une commande directe sans l’intermédiaire de l’entreprise publique. Mais avec la présidentielle qui approche, certains membres du conseil d’administration de la SNCF craignent de voir arriver à l’Élysée un gouvernement qui ne s’estimerait pas lié par l’engagement de son prédécesseur. Dans ce cas de figure, la SNCF devrait débourser environ 400 millions d’euros de sa poche pour acheter les 15 rames de TGV qu’elle n’a pas demandées.