Le géant Amazon va-t-il être obligé d’accepter un tout premier syndicat dans l’un de ses centres aux États-Unis ? La lutte sociale qui se joue en ce moment pourrait bien avoir des répercutions très importantes dans tout le pays. Depuis le début du mois de mars et jusqu’à lundi, les près de 5 600 salariés d'un immense entrepôt d’Amazon situé dans l’Alabama doivent décider s’ils veulent créer un syndicat. Le géant du commerce en ligne n’en a jamais toléré aucun jusqu’ici.
Concrètement, les employés du centre Amazon de Bessemer, en Alabama, un état du Sud des États-Unis, se prononcent par correspondance jusqu’à lundi sur la création ou non d’un syndicat au sein de leur entreprise. Un moment exceptionnel, au regard du poids pris depuis quelques années par la firme créée par Jeff Bezos. Amazon, c’est plus d’1,2 millions d’employés dans le monde et une centaine de centres de distribution rien qu’aux Etats-Unis.
Le référendum, une étape cruciale
Mais contrairement à ce qu’il se passe en Europe, les salariés d’Amazon aux États-Unis ne sont représentés par aucun syndicat. C'est donc exceptionnel qu’un vote ait lieu à Bessemer. Il y avait eu d’autres tentatives dans d’autres centres, sans même arriver au vote. Mais là, plus de 30% des salariés ont dit qu’ils voulaient voter, et donc, selon la loi, il n’y a pas d’autre choix que d’organiser ce référendum. Une étape cruciale pour les partisans du oui, qui espèrent qu’un syndicat les aidera à changer les conditions de travail chez Amazon.
Europe 1 a pu suivre une manifestation des salariés la semaine dernière. "Syndicat aujourd'hui, syndicats demain, syndicats pour toujours !" Ce cri, c'est celui des manifestants rassemblés près du centre Amazon à Bessemer. En cette après-midi ensoleillée, ils sont une cinquantaine sur un terrain vague, entre quelques hôtels de bord d'autoroute et une station-service. Une tente a été dressée. On y distribue des tracts en soutien aux employés d'Amazon. Les participants brandissent aussi des panneaux sur lesquels on peut lire 'oui au syndicat'.
Un lien avec "Black Lives Matter"
Curtis Grey est un responsable du syndicat des détaillants et des grossistes, le RWDSU. Il est fier de participer à un moment important. "Il est temps de faire renaître les syndicats. Ça fait des années qu'ils sont au plus bas. Ça va montrer l'exemple pour les remettre sur pied", estime-t-il.
Petit à petit, d'autres personnes arrivent sur le lieu de rassemblement, beaucoup de familles avec de jeunes enfants ou des personnes plus âgées, vétérans des luttes syndicales. Un gigantesque bus aux couleurs du mouvement Black Lives Matter fait un tour d'honneur avant de déverser ses occupants. Car la manifestation du jour a été organisée par BLM. Rien d'étonnant quand on sait que plus de 80% des employés d'Amazon à Bessemer sont noirs. La lutte syndicale est aussi une lutte contre les inégalités raciales.
" Les Noirs sont importants dans tout ce qu'ils font en tant qu'employés "
"Les vies noires comptent", affirme Angela Angel, responsable locale du mouvement Black Lives Matter. "Pas seulement dans le système judiciaire, mais aussi au travail. Les Noirs sont importants dans tout ce qu'ils font en tant qu'employés. Peu importe qu'on essaye de les faire taire, peu importe qu'ils s'attaquent à la plus grande société de l'histoire du monde, ils continueront à se battre."
Crédits : Aviva Fried / Europe 1
Des salariés "pas valorisés"
Dans un grand concert de klaxons, la manifestation se transforme en caravane de véhicules qui passent et repassent devant l'immense hangar abritant l'entrepôt d'Amazon. Parmi les militants, très peu de salariés d'Amazon qui ont trop peur des possibles représailles de l'entreprise.
C'est dans les locaux du Syndicat des détaillants et grossistes, à une trentaine de kilomètres de là, que nous rencontrons Daryl Richardson. Il travaille chez Amazon depuis un peu plus d'un an. Son regard désabusé témoigne de la vie difficile que mène cet Afro-Américain de 51 ans. "De 7h15 à 17h45, je cherche pour Amazon plus de 3.500 produits, au moins", assure l'employé. "C'est fatigant. Mes poignets me font mal, mes jambes sont douloureuses. J'ai des crampes aux mains. Parfois, les crampes sont tellement fortes que je n'utilise qu'une main pour soulager l'autre. C'est sans doute qu'on ne boit pas assez. Tout votre corps vous fait souffrir. Et quand vous rentrez chez vous, vous ne pouvez rien faire d'autre que dormir. Vous êtes trop fatigué pour manger. Tous les jours, on se donne à 110% pour Amazon, mais on ne se sent pas valorisés." En parlant de ses conditions de travail, Daryl Richardson serre nerveusement ses mains, signe de ces douleurs qui l'accompagnent tous les jours.
Du côté d'Amazon, on se vante pourtant d'offrir aux employés des conditions exceptionnelles pour un salaire minimum de 15,30 dollars, soit deux fois le minimum légal. Un argument utilisé par l'entreprise pour dissuader les salariés de se syndiquer. Amazon a multiplié les réunions antisyndicales pour convaincre les employés de voter 'non'. "Ce qu'ils disaient pendant ces réunions ? 'Les syndicats veulent seulement vos cotisations. Ils ne peuvent vous donner aucune garantie. Ils vont vous prendre vos avantages, votre salaire. Avec vos cotisations, ils vont s'acheter de nouvelles voitures'. Moi, je leur ai demandé pendant ces réunions : 'Si les syndicats sont aussi mauvais, pourquoi vous faites tout votre possible pour qu'ils ne viennent pas ici ?", retrace Darryl Richardson.
Crédits : Aviva Fried / Europe 1
"Vache à lait"
Mais les arguments d'Amazon semblent avoir fait mouche auprès de certains salariés. Alors que la caravane de Black Lives Matter roule toujours, Lavonnette Stokes s'est postée sur le bord de la route, devant l'entrée de l'entrepôt, avec une pancarte qui affiche le message 'Syndicats, trouvez une autre vache à lait'. Pour elle, ceux qui réclament un syndicat font des caprices d'enfants gâtés. "Je pense que beaucoup de ceux qui sont mécontents le sont parce qu'ils s'écoutent trop. Quand j'ai envie d'aller aux toilettes, je n'y passe pas 30 minutes en plus des deux pauses de 30 minutes qu'on nous donne, comme le font de nombreux jeunes employés. Ils ne sont pas sérieux, ils discutent entre eux, ils ne font pas ce pour quoi ils sont payés, c'est-à-dire emballer."
" Chaque fois que je vais au travail, je me demande ce qu'ils vont me faire "
Darryl Richardson, lui, veut croire que la syndicalisation va l'emporter, mais il craint que la précarité des emplois chez Amazon ait découragé plus d'un salarié peu soucieux de faire des vagues. Lui-même redoute des mesures de rétorsion. "Chaque fois que je vais au travail, je me demande ce qu'ils vont me faire. Est-ce que je vais être viré aujourd'hui ? Ils vont trouver une raison de se débarrasser de moi. J'y pense tout le temps, mais tant que je pense faire ce qui est juste pour améliorer les choses pour tout le monde, je ne regrette rien." Si jamais son voeu est exaucé et que le oui l'emporte, cela créera un précédent qui pourrait conduire à la syndicalisation dans tous les entrepôts d'Amazon aux États-Unis.
Un changement avec Biden ?
Dans ce pays, les syndicats ont joué un rôle important, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Certaines fédérations syndicales étaient toute-puissantes, comme le syndicat des routiers, ou celui des dockers. Mais, en 1981, Ronald Reagan, en brisant la grève des contrôleurs aériens, a porté un coup sérieux au mouvement syndical, qui commençait déjà à battre un peu de l’aile. En trente ans, on est passé de 20% de syndiqués aux États-Unis à un peu plus de 10% aujourd’hui. Plus de la moitié des états américains ont également voté des lois interdisant l’obligation de se syndiquer pour travailler. Et des décisions de justice, y compris de la Cour suprême, ont été récemment très favorables aux employeurs. Cela pourrait changer : Joe Biden est réputé pour être pro-syndicats.
Le nouveau président américain a d'ailleurs apporté son soutien aux employés d'Amazon à Bessemer. Au cours de sa campagne, il s’est engagé à mettre fin à ce qu’il appelle "la guerre contre les syndicats", et à lancer des réformes profondes. Il veut par exemple que l’État fédéral puisse intervenir pour garantir les négociations entre syndicats et patronats, là où bien souvent les employeurs jouent la montre pour ne pas céder.
Joe Biden veut également élargir le droit de grève, ou encore revenir sur ces lois qui interdisent l’obligation de se syndiquer. Il souhaite enfin augmenter le salaire minimum fédéral de 7,25 dollars à 15 dollars. Bien sûr, avec un Sénat très divisé, de telles réformes semblent ambitieuses. Il a déjà dû remiser l’augmentation du salaire minimum. Mais il a tout de même adressé un signe très fort aux salariés : son tout nouveau ministre du Travail est lui-même un ancien leader syndical.