C’est peu dire qu’Emmanuel Macron est attendu au tournant par les agriculteurs. Le chef de l’État présente ses vœux à la profession jeudi, à Saint-Genès-Champanelle, en Auvergne, face à des hommes et des femmes qui vont lui faire part de leurs inquiétudes et de leur colère. En dépit de la tenue des États généraux de l’alimentation et du discours volontariste du président à Rungis, le malaise agricole reste fort, cristallisé sur les prix trop bas et les négociations compliquées avec la grande distribution. Un malaise qui a parfois des conséquences humaines dramatiques.
Dix ans sans salaire. Pascal Fort sera dans l’assistance lors des vœux d’Emmanuel Macron. Cet éleveur de bovins de Pontaumur subit de plein fouet la crise. Le prix du lait n’augmente pas, les dettes s’accumulent et résultat, il ne se verse qu’un maigre salaire de 700 euros par mois. "Macron dit qu’il n’aime pas les fainéants : dans le monde agricole, il n’en trouvera pas beaucoup des fainéants. J’ai pris six jours de vacances dans ma vie. Ma fille, ça fait dix ans qu’elle est installée, elle n’a jamais touché de salaire. Et pourtant elle bosse…", déplore l’éleveur au micro d’Europe 1.
Précisément, Marie-France enchaîne les journées de travail de 14 heures. Malgré cela, elle est aujourd’hui au bord de la faillite. "Il faut que les prix remontent mais comment voulez-vous qu’on lutte ? Forcément, il y a des jours on n’a pas le moral…" Si rien ne s’améliore, Marie-France devra vendre sa ferme d’ici deux ans. Comme sa fille, Pascal attend beaucoup de la venue d’Emmanuel Macron : "Il a promis qu’en 2018, les agriculteurs feraient leurs prix. C’est irréalisable ! Tout jeune et dynamique qu’il est, il faut qu’il se batte contre cette machine infernale qui s’appelle l’agroalimentaire et qui nous bouffe tous".
Renverser le rapport de force. Cette attente, c’est Emmanuel Macron lui-même qui l’a suscitée. Lors de son discours à Rungis le 11 octobre dernier, dans le cadre des États généraux de l’alimentation, le président de la République avait eu des mots très forts en dénonçant la "dérive" des prix payés aux agriculteurs dans un "marché biaisé par la loi du plus fort". La loi annoncée à l’époque, destinée notamment à garantir un juste prix aux agriculteurs, doit se concrétiser en Conseil des ministres le 31 janvier. En attendant, une charte a été mise en place, mais les principaux intéressés sont sceptiques. Dans son discours mercredi, Emmanuel Macron va "décliner sa vision pour une transformation en profondeur de l'agriculture française" afin de lui faire "retrouver la voie vertueuse de la valeur", selon la présidence.
Bernard Lannes, président de la Coordination rurale, deuxième syndicat agricole, espère que le chef de l'État "parlera clairement de ce qu'il compte faire avec la loi" et en donnera "les grandes orientations". Souhaitant que celle-ci soit "mise en application très vite", Christiane Lambert, présidente de la FNSEA (premier syndicat), réclame qu’Emmanuel Macron "rappelle à l'ordre" les distributeurs, qui "ont totalement quitté l'état d'esprit des États généraux" dans les négociations commerciales avec les producteurs.
Actions coup de poing. De son côté, la Confédération paysanne, a annoncé mercredi, par la voix de son porte-parole Laurent Pinatel, vouloir "durcir ses stratégies d'action en 2018". "Les industriels continuent à faire la pluie et le beau temps", a-t-il regretté lors de la présentation des vœux du syndicat. Il est donc temps, selon lui, de "repasser à l'offensive" pour qu'on "arrête d'entendre les grands décideurs économiques continuer à mépriser les paysans et les paysannes et continuer à se gaver sur notre dos".
Symbole du climat délétère qui règne dans le monde agricole, les actions se multiplient à l’échelle locale. Mercredi, environ 1.000 agriculteurs ont manifesté à Montauban pour protester contre la carte des futures zones agricoles défavorisées qui risque de réduire le nombre de communes éligibles à certaines aides européennes. Le même jour, dans la soirée, des dizaines de tracteurs ont déversé des pneus, du lisier et des déchets devant un hypermarché Leclerc à Lannion. "Une charte vient d’être signée par les agriculteurs et les industriels. Nous sommes en période de négociation commerciale. Mais c’est la même chose qu’avant, même en pire", déplorent les producteurs des Côtes-d’Armor, cités par Ouest-France.
Un bon tas de fumier et de pneus pour commencer la journée à Lannion. Déposé par la FDSEA des Côtes-d'Armor et les JA, hier soir à Intermarché et Leclerc. Les agriculteurs dénoncent des prix bradés et des négociations plus compliquées que l'an dernier avec les distributeurs. pic.twitter.com/Uh3OY0BioK
— Sylvain Ernault (@SylvainErnault) 25 janvier 2018
Les faillites en forte hausse. Mais le malaise agricole va plus loin que quelques cas isolés. Un chiffre illustre la situation du monde rural : 1.281, soit le nombre de défaillances d’exploitations agricoles recensées entre septembre 2016 et septembre 2017. Un chiffre en hausse de 6,7% par rapport aux douze mois précédents, alors même que sur cette période, le nombre d’entreprises en faillite a reculé de 7% en France. Depuis 2013 (1.007 faillites), la condition des agriculteurs se détériore continuellement. La situation est encore plus critique chez les éleveurs. En 2017, 300 fermes de bovins ont fait faillite, selon le cabinet Altares. Un chiffre en très nette augmentation de 19% sur un an et 69% sur quatre ans. Au-delà des faillites, "70% des agriculteurs sont dans le rouge", selon la Coordination rurale.
Ne pouvant supporter la pression financière, bon nombre d’agriculteurs à bout en arrivent aux pires extrémités. Le taux de suicide des exploitants est depuis longtemps le plus élevé parmi l’ensemble des catégories socio-professionnelles. Il n’existe pas de statistique officielle du nombre de suicides d’agriculteurs mais selon Jacques Jeffredo, maraîcher retraité qui organise chaque année une journée commémorative pour les familles, ils seraient environ 600 chaque année à s’ôter la vie. Un mal-être qu’Emmanuel Macron ne pourra ignorer lors de ses vœux.