Fraude fiscale : Oxfam passe le plan du gouvernement au scanner

Gérald Darmanin a présenté le plan en conseil des ministres.
Gérald Darmanin a présenté le plan en conseil des ministres. © LUDOVIC MARIN / AFP
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"Name and shame", police fiscale, sanctions renforcées, liste noire des paradis fiscaux : le plan du gouvernement contre la fraude fiscale ne convainc pas l’ONG Oxfam, qui lutte contre l’évasion fiscale.
ON DÉCRYPTE

"Mieux détecter la fraude" et "mieux la sanctionner" : le gouvernement a dévoilé mercredi son projet de loi anti-fraude, qui étend notamment la possibilité de rendre public le nom des fraudeurs, afin de lutter plus efficacement contre l'évasion fiscale. Le texte de loi vise ainsi à "doter l'administration de nouveaux outils" pour rendre la lutte contre la fraude "plus efficace". Mais les onze articles concoctés par le ministre de l’Action et des comptes publics Gérald Darmanin "passent à côté de l’essentiel" pour Manon Aubry, responsable des questions de justice fiscale au sein de l’ONG Oxfam, interrogée par Europe 1.

"Le problème général du texte, c’est qu’il ne s’attaque pas au verrou de Bercy, le monopole du ministère des Finances sur les poursuites judiciaires en matière de fraude fiscale. Une mainmise qui aboutit à ce que seulement 1.000 dossiers sur 16.000, et pas les plus gros, donnent lieu à des poursuites", regrette cette spécialiste de la fraude fiscale. "Gérald Darmanin attend les conclusions de la mission d’information de l’Assemblée nationale à ce sujet. Mais en attendant, c’est tout le projet de loi qui est bridé." Nous avons donc passé au crible les principales mesures proposées par Bercy avec Manon Aubry.

Instauration du "name and shame" : "Beaucoup de bruit pour pas grand-chose"

Le principe : la pratique du "name and shame" ("nommer et faire honte"), qui consiste à désigner publiquement le nom des fraudeurs à des fins dissuasives, sera développée pour les cas les plus graves. Elle deviendra obligatoire en cas de condamnation pénale, sauf décision expresse du juge, et possible pour certaines fraudes sanctionnées par l'administration, selon Bercy, qui évoque un "potentiel de plusieurs centaines de publications par an".

L’avis d’Oxfam : "Le gouvernement met en avant cette mesure mais en réalité, c’est beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Pour faire du ‘name and shame’, encore faut-il que la justice puisse s’emparer des dossiers de fraude fiscale, qu’il y ait des poursuites et des condamnations. Tant que le verrou de Bercy limitera la marge de manœuvre de la justice, cette pratique ne dissuadera pas du tout les fraudeurs. Seules les condamnations et les sanctions pénales sont efficaces dans ce domaine."

Création d’une police fiscale : "Bien sur le papier"

Le principe : Le projet de loi prévoit la création d'un service spécialisé à Bercy, dit de "police fiscale". Cette structure, dotée dans un premier temps d'une cinquantaine d'agents, sera placée sous l'autorité d'un magistrat. Elle pourra être saisie par le Parquet national financier (PNF) dans le cas de dossiers nécessitant une expertise fiscale pointue, avec des enjeux budgétaires considérables. Ce "fisc judiciaire", censé épauler la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF, actuellement débordée), pourra par ailleurs procéder à des écoutes et des perquisitions, comme le fait la police judiciaire.

L’avis d’Oxfam : "Sur le papier, mettre en place une police spécialisée est une bonne chose. Mais les moyens judiciaires risquent d’être bridés par le manque de moyens administratifs. Les effectifs de l’administration fiscale ont plutôt tendance à diminuer ces dernières années. Or, s’il n’y a pas d’enquête fiscale, il n’y a pas d’enquête judiciaire. Et là encore, le verrou de Bercy limite les capacités d’action de cette police fiscale. En ce qui concerne le recours accru aux algorithmes, cette modernisation des enquêtes est positive."

Des sanctions pour les "facilitateurs" : "Ça peut avoir un impact mais…"

Le principe : Des sanctions administratives seront créées pour les "tiers complices de fraude fiscale et sociale", à savoir les officines (cabinets d'avocats, sociétés de conseil...) ayant élaboré les montages frauduleux ou abusifs. Ces intermédiaires, qui profitent aujourd'hui d'un certain flou juridique, pourront se voir infliger des pénalités allant de 10.000 euros à 50% des honoraires perçus.

L’avis d’Oxfam : "Le gouvernement reprend à son compte un projet de directive européenne mais ne dit ce qu’il compte apporter de plus. Exposer les intermédiaires et dévoiler les schémas de fraude fiscale peut avoir un impact, notamment auprès de l’opinion publique, on l’a vu pour les Panama Papers ou les Paradise Papers. Mais le cœur de l’activité de ces cabinets c’est surtout l’optimisation fiscale, une zone grise qui n’est pas sous le coup du projet de loi. Leur business va continuer…"

Le plaider coupable : "Une justice à deux vitesses"

Le principe : Une procédure de plaider coupable sera mise en place pour les fraudeurs poursuivis au pénal et disposés à reconnaître leurs torts. Ces derniers pourront ainsi s'éviter un procès, en acceptant la peine proposée par le parquet. Ce dispositif, destiné à accélérer les procédures et à améliorer les résultats de la lutte contre la fraude, n'empêchera pas - le cas échéant - la publication du nom des fraudeurs.

L’avis d’Oxfam : "C’est une exception qui existe déjà sous une autre forme pour quelques délits mais pas les plus graves (violences, agressions sexuelles…). En l’appliquant à la fraude fiscale, le gouvernement instaure encore plus le sentiment d’une justice à deux vitesses. Demain, si vous volez l’État et les contribuables, vous pouvez négocier en coulisses et évitez un procès gênant. C’est la confirmation d’une justice parallèle pour les délinquants en col blanc."

Liste noire : "Un manque de courage politique"

Le principe : La France va revoir sa liste des paradis fiscaux pour la rendre "plus pertinente". La liste française des États et territoires non coopératifs (son nom officiel) est en effet aujourd'hui uniquement basée sur le critère de la coopération administrative. Sept pays y figurent : Bruneï, Nauru, Niue, le Panama, les îles Marshall, le Guatemala et le Botswana. Bercy souhaite aller plus loin, en intégrant les critères retenus par l'Union européenne, à savoir la "transparence fiscale", "l'équité fiscale" et la mise en œuvre du plan de lutte contre l'optimisation fiscale.

L’avis d’Oxfam : "La liste française des paradis fiscaux manque d'ambition et de courage politique. La revoir serait en effet pertinent sauf que l’UE est un modèle contestable. La liste de la Commission ne comprend que neuf pays et aucun paradis fiscal notoire comme les îles Caïmans, la Suisse, l'Irlande ou le Luxembourg. Gérald Darmanin fait valoir sa détermination à aller discuter avec ces pays mais seul il ne convaincra personne d’abandonner son système fiscal avantageux."