"La réforme [de la SNCF], c'est la privatisation du service public demandée par l'Europe. C'est une privatisation rampante. Ça s'est toujours passé comme ça. Je vous rappelle que pour France Télécom, ça a commencé comme ça. On a changé les statuts en disant 'ne vous inquiétez pas'. On n'annonce jamais [une] privatisation dès le début." Invité du Grand Rendez-Vous dimanche sur Europe 1, Julien Dray n'a pas hésité à dresser un parallèle direct entre la réforme de la SNCF aujourd'hui et celle de France Télécom en 1997. Et prédit à la compagnie ferroviaire un destin similaire au groupe qui est aujourd'hui devenu Orange. Mais la comparaison est-elle pertinente ?
En 1997 et en 2018, la promesse de ne pas privatiser
En termes de stratégie politique et de communication, oui. Dans les deux cas, le pouvoir en place a pris de grosses pincettes pour "vendre" sa réforme. Aujourd'hui, l'exécutif ne cesse de rappeler que la privatisation de la SNCF n'est pas à l'ordre du jour. "La SNCF est un groupe public qui porte des missions de service public", avait martelé le Premier ministre, Edouard Philippe, fin février. "Elle est dans le patrimoine des Français et elle y restera." Pour preuve, le gouvernement a avancé l'idée de transformer ce qui est aujourd'hui un EPIC (établissement public industriel et commercial) en société nationale à capitaux publics dans laquelle l'État détiendrait "des titres incessibles".
Ces arguments ressemblent beaucoup à ceux déployés il y a un peu plus de vingt ans pour accompagner la transformation de France Télécom en société anonyme. En 1997, Lionel Jospin, qui vient de remporter les législatives, commande à Michel Delebarre, ancien ministre de la Fonction publique et des Réformes administratives de François Mitterrand, un rapport sur l'entreprise qui appartient encore à 100% à l'État. Dans ce rapport, exhumé par Mediapart, le socialiste regrette que le débat politique soit "limité" en raison d'un "refus de toute ouverture du capital" de la société.
"Nous ne pouvons souscrire à l'affirmation de certains de nos interlocuteurs qui résume bien la position de ceux qui sont hostiles à l'ouverture du capital. 'Dès lors qu'1% du capital de FT est mis en bourse, c'est la privatisation ; le processus est enclenché !' Ouverture du capital n'est pas synonyme de privatisation dès lors que l'État demeure l'actionnaire principal", écrit Michel Delebarre, qui invoque la "loi dite 'au moins 51%'". Cette disposition législative empêche l'actionnaire public de posséder moins de la moitié des parts d'une société. "Constatons qu'il y a, de fait, un dévoiement du vocabulaire et des notions qui caricaturent et faussent le débat. Le rappel du refus de toute privatisation de France Télécom est indispensable", poursuit Michel Delebarre.
Et l'ancien ministre d'encourager l'exécutif à donner gages sur gages. "Nous pensons indispensable que le gouvernement s'engage à ne pas dépasser la mise sur le marché d'un montant de l'ordre du tiers du capital de France Télécom, l'État demeurant ainsi l'actionnaire nettement majoritaire. Le gouvernement devrait, dans le même temps, rappeler les éléments qui font que France Télécom ne saurait être ultérieurement privatisée 'en catimini'." Aujourd'hui, c'est exactement ce que dit et répète la majorité à propos de la SNCF. Aucune privatisation n'est à prévoir, aucun plan caché, il s'agit simplement d'une ouverture à la concurrence.
Chez France Télécom comme à la SNCF, deux statuts de salariés
Il existe une autre similitude entre la SNCF et France Télécom. En 2018 comme en 1997, l'État prévoit de faire coexister deux types de salariés. D'un côté, le personnel en place conserve un statut de fonctionnaire (dans le cas de France Télécom) ou de cheminot (à la SNCF) pour celles et ceux qui le possédaient déjà. De l'autre, les nouveaux entrants n'en profiteront pas. Chez France Télécom, les recrutements de fonctionnaires ont donc cessé en 1997, et ces derniers ne devraient plus représenter que 40% des effectifs d'Orange à partir de l'année prochaine. La même chose se produira "à l'avenir, à une date qui sera soumise à la concertation" à la SNCF, a prévenu Edouard Philippe. Il existe cependant, déjà, une petite nuance entre les deux groupes, puisque le recrutement de contractuels était prévu chez France Télécom avant même la réforme de 1997.
Mais deux secteurs très différents...
Si on examine le début des réformes de la SNCF et de France Télécom, les similitudes paraissent donc évidentes. Mais tout l'enjeu est de savoir si les mêmes prémices augurent le même résultat. Vingt-et-un ans plus tard, le rapport de Michel Delebarre peut prêter à sourire. L'histoire a montré que les précautions qu'il contient n'ont pas empêché les parts de France Télécom d'être vendues peu à peu. La feuille de route a certes été respectée au début, avec une cession de 20,9% des parts de la société. Mais aujourd'hui, l'État et la banque publique d'investissement ne pèsent plus que pour 23% des actions de la société devenue Orange.
En sera-t-il de même pour la SNCF ? C'est ce que martèlent les opposants à la réforme, comme Julien Dray lorsqu'il évoque une "privatisation rampante". Mais il est impossible de l'affirmer avec certitude tant les services offerts par une société de télécommunication et une compagnie ferroviaire sont différents. "Le ferroviaire est un secteur dans lequel il y a un tel poids des investissements, des infrastructures physiques, qu'il y a une logique à concentrer cela dans les mains d'un opérateur probablement détenu dans le public", a rappelé Stéphane Richard, PDG d'Orange, sur Europe 1 fin mars.
...et la possibilité de ne pas reproduire les mêmes erreurs de management
Concernant l'autre similitude, celle de la coexistence de deux statuts, nombre d'opposants à la réforme de la SNCF pointent le risque d'aboutir à des situations dramatiques comme en a connu France Télécom dans les années 2008-2009, avec de nombreux suicides chez les salariés de l'entreprise. Mais là encore, difficile de prédire que la même réforme aura les mêmes effets. Tout dépend comment la direction jongle entre les statuts. Chez France Télécom, "la direction [de Didier Lombard] a fait pression sur les agents publics pour qu'ils quittent l'entreprise", raconte Laurent Riche, délégué CFDT d'Orange, à L'Express. Une restructuration à marche forcée qui a eu des effets désastreux. "Mais si on fait en sorte de se préoccuper des deux catégories [de salariés], cela peut marcher. Chez nous, l'histoire a montré que cette évolution du statut était nécessaire [mais] demandait un temps d'adaptation."
" Je crois vraiment qu'on peut gérer une entreprise avec une multiplicité de statuts. "
"Aujourd'hui, on a digéré tous ces changements. Je ne fais aucune différence entre un personnel fonctionnaire et non fonctionnaire. Fondamentalement, je ne sais pas qui est fonctionnaire et qui ne l'est pas", a confirmé Stéphane Richard sur Europe 1. "Je crois vraiment qu'on peut gérer une entreprise avec une multiplicité de statuts."
D'ailleurs, en avril 2017, près d'un an avant l'annonce de la réforme de la SNCF, la CGT-Cheminots s'inquiétait de plusieurs suicides au sein de la compagnie ferroviaire et établissait déjà un parallèle avec France Télécom. Mais elle dénonçait alors "les restructurations", les "suppressions d'emplois", "des dizaines de milliers de cheminots déplacés" ou "forcés à changer de métier". Autant de problèmes également soulevés chez France Télécom au plus fort de la crise de 2008-2009… mais qu'il est difficile de lier directement, et uniquement, à la fin programmée du statut du personnel.