La culture populaire a gardé de Cléopâtre l'image d'une séductrice, souvent réduite à sa plastique supposément avantageuse ou aux proportions remarquables de son nez. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au coeur de l'Histoire", Jean des Cars rétablit la vérité sur cette reine fascinante qui était avant tout une stratège de haute volée, et l’une des premières femmes politiques de l’Histoire…
A l’été 49 avant J-.C., Cléopâtre se réfugie en Syrie, poussée à la fuite par l'entourage de son jeune frère Ptolémée XIII. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars vous raconte comment cette reine brillante à usé de ses charmes et de son intelligence pour s'attirer les faveurs de Jules César, et reconquérir son trône.
Cléopâtre et Jules César
Lorsqu’il franchit le Rubicon avec son armée le 11 janvier de l’an 49 avant J.C, Jules César sait qu’il est en train d’enclencher une guerre civile. Pompée, l’autre survivant du premier Triumvirat, qui gouverne Rome, quitte la ville et se réfugie avec le Sénat en Epire, c'est-à-dire en Grèce. La rupture entre les deux hommes est consommée.
Pompée, dans le partage du territoire de Rome qu’il avait fait avec Jules César, tenait l’Orient. Il demande donc de l'aide à ses alliés, notamment à l’Egypte. La jeune reine Cléopâtre, 20 ans, et son frère Ptolémée XIII, de sept ans son cadet, avec qui elle partage le trône, lui envoient soixante navires de guerre et des vivres. C’est la dernière fois qu’ils prennent une décision commune.
Si la guerre civile ravage Rome, une autre guerre va commencer en Egypte, et elle oppose le frère et la sœur. Ptolémée XIII veut se débarrasser de l’encombrante Cléopâtre qui prend très au sérieux son rôle de reine. Il est manipulé par trois anciens conseillers de son défunt père, dont le redoutable Pothin. Ils pensent que le jeune garçon est bien plus malléable que sa sœur.
La rupture politique intervient à l’été 49 avant J-.C. Cléopâtre reste quelque temps à Alexandrie jusqu’à ce que l’entourage de son frère déclenche une émeute qui l’oblige à fuir en Syrie. Or, au même moment, Pompée est battu par César en Céphalie, à Pharsale, sur la côte orientale de la Grèce continentale. Il fuit alors vers l’Egypte, espérant pouvoir y reconstituer une armée.
Il envoie des émissaires à Ptolémée XIII qui campe avec ses soldats dans la ville de Péluse, à l’est du delta du Nil. Il est sûr d’être bien accueilli, mais est poignardé à la sortie de sa barque par un ancien soldat romain à la solde de Pothin, sous les yeux horrifiés de son épouse Cordélia et de leur suite, restés à bord. Le soldat le décapite puis enterre sommairement son corps.
Pothin a choisi son camp : il prévoit de remettre à César la tête de son ennemi dès qu’il arrivera à Alexandrie, pensant l’amadouer avec cet horrible présent. Cette stratégie macabre vise à dédouaner le jeune pharaon d’avoir soutenu Pompée. Mauvais calcul : lorsque César débarque à Alexandrie trois jours plus tard, le 26 juillet, et qu’on lui apporte la tête de son rival, il est révulsé. Il promet de punir les responsables de cette barbarie.
Il fait alors célébrer, en l’honneur de Pompée, des funérailles à la romaine. Pendant ce temps, Cléopâtre, revenue de Syrie, campe avec son armée non loin de son frère sur la côte nord du Sinaï. Elle aussi apprend l’arrivée de César. Elle est bien décidée à le voir avant son frère et projette de le séduire.
Mais pour cela, il faut qu’elle gagne le palais d’Alexandrie, où le romain est installé, le plus discrètement possible pour ne pas tomber sur les sbires de son frère. La légende veut qu’elle ait été transportée dans un tapis jusqu’aux pieds de César. L’anecdote du tapis est peut-être romancée, néanmoins, on sait qu’elle s’est bien présentée devant le vainqueur de Pharsale, parée et ravissante. César est stupéfait, ébloui par la jeune déesse qui surgit dans sa vie. Mais Cléopâtre était-elle si belle qu’on le prétend ? Difficile à dire, car on ne dispose pas de vrais portraits d’elle. En revanche, l’historien grec Plutarque a laissé une description à la postérité : "On dit que sa beauté n’était pas, à elle seule, incomparable ni susceptible de fasciner ceux qui la voyaient, mais sa compagnie avait un charme irrésistible et son apparence, jointe à la séduction de sa conversation, et à son caractère qui se répandait, si l’on peut dire, dans toute sa manière d’être, laissait un aiguillon dans les cœurs."
A n’en pas douter, elle avait planté son aiguillon dans le cœur de César…
Avant l’aube, César envoie chercher Ptolémée XIII pour tenter de réconcilier le frère et la sœur. Le jeune garçon est horrifié de la découvrir auprès du général romain. Il la déteste tant qu'il arrache son diadème de rage et le jette au sol !
Pendant ce temps, à l’extérieur du palais, une foule s’est rassemblée, visiblement plus favorable à Ptolémée qu’à Cléopâtre. César apparaît et déclare qu’il ne fait que respecter le testament de Ptolémée XII qu’il a entre les mains. Ptolémée et Cléopâtre vont régner ensemble sur l’Egypte tandis que leur sœur Arsinoé et leur plus jeune frère, encore un Ptolémée, règneront sur Chypre.
C’était généreux de la part de César car Chypre, qui avait appartenu à l’Egypte, était désormais une province romaine. Cette restitution ne pouvait que satisfaire le peuple d’Alexandrie, croyait-il. En réalité, la révolte est en marche contre l’occupant romain. Mais qui sont donc Cléopâtre et Ptolémée XIII ? Et quelle est donc cette dynastie qui n’a, en fait, plus rien à voir avec les anciens pharaons ?
Cléopâtre : reine intelligente, cultivée et politique
Alexandrie a été fondée en 331 avant J.C. par Alexandre le Grand. Après sa mort, au partage de l’Empire, un de ses fidèles compagnons qui l’avait suivi dans toutes ses conquêtes, reçut l’Egypte. Il s’appelait Lagos. Il passait pour être le fils d’une maîtresse de Philippe de Macédoine, le père d’Alexandre.
Cette maîtresse aurait épousé un noble Macédonien qui aurait adopté l’enfant – en réalité le demi-frère d’Alexandre, donc. Notre Lagos va régner sur l’Egypte sous le nom de Ptolémée 1er, faisant d’Alexandrie sa capitale. Cette dynastie est appelée Lagide, du nom de Lagos.
Descendant de ce premier Ptolémée, le père de Cléopâtre, Ptolémée XII, est le fils naturel de Ptolémée IX et a été mis sur le trône par les Alexandrins. Mais dans un premier temps, il n’est pas reconnu par les Romains, puisque bâtard. Il lui a fallu verser des sommes considérables à Pompée en 59 avant J-.C. pour finalement obtenir la reconnaissance de Rome.
Les Alexandrins lui reprochent cette prodigalité, au point qu’il lui faut se réfugier à Rome avec sa famille durant trois ans. Ses quatre enfants le suivent dans cet exil : Cléopâtre, qui a alors 10 ans, Arsinoé, qui en a 5, et les deux petits Ptolémée, 3 et 2 ans.
Dès son enfance, Cléopâtre est donc confrontée à des difficultés. Même si elle très jeune à l’époque, l’exil romain est un choc. Mais l’expérience s’avère aussi instructive puisqu’elle découvre la puissance romaine.
À Alexandrie, son éducation est soignée. La ville, avec son phare, sa bibliothèque, ses temples et ses palais, est la plus belle de ce que nous appelons aujourd’hui le Moyen-Orient. C’est aussi une ville de grande culture. La princesse dispose des meilleurs maîtres. Elle étudie la littérature, la rhétorique, l’histoire, la philosophie et les mathématiques. Elle parle parfaitement l'égyptien, l'araméen, l'éthiopien, le mède, l'arabe, l'hébreu et la langue des Troglodytes, un peuple du sud de l’actuelle Libye. Mais sa langue maternelle était le grec.
En effet, Alexandrie est une ville grecque. Et les origines de Cléopâtre sont grecques et macédoniennes. Même si on la voit sur certains bas-reliefs de temples en tenue de pharaonne, elle n’a pas une goutte de sang égyptien !
Dotée de grandes qualités intellectuelles, Cléopâtre ne peut que constater le rétrécissement du territoire égyptien depuis l’époque du premier Ptolémée. A la mort d’Alexandre, Lagos avait non seulement hérité de l’Egypte, mais aussi de Chypre, de la Syrie, de la Cyrénaïque (une partie de la Libye d’aujourd’hui) et de districts d’Asie Mineure. Mais depuis, Rome a étendu sa puissance sur ces zones. Face à cette situation, la volonté de la jeune reine est de maintenir l’autonomie du royaume d’Egypte. Il lui faut donc être dans les meilleurs termes avec Rome. Et elle se dit que César va le lui permettre…
Pour l’instant, le général et ses troupes profitent largement des charmes d’Alexandrie, comme en témoigne l’historien allemand Mommsen : "Jamais on n’avait mené au camp plus joyeuse vie que durant ce séjour dans Alexandrie. Et quand la belle et artificieuse reine, gracieuse envers tous prodiguait les séductions à l’adresse de son juge, César à son tour, affectait l’oubli de ses hauts-faits pour ne plus songer qu’à ses histoires galantes. Prologue joyeux à la veille d’un sombre drame !"
La guerre d’Alexandrie
En effet, pendant que César et Cléopâtre filent le parfait amour, Alexandrie prépare la révolte. Les Alexandrins n’aiment pas les Romains, ni leur leader. Ils craignent que l’Egypte ne devienne une simple province romaine.
C’est encore Pothin qui mène l’insurrection. Il prend contact avec Achillas, le chef de l’armée égyptienne qui est alors à Péluse, à l’est d’Alexandrie, et l'exhorte de revenir en toute hâte avec ses troupes.
César mesure immédiatement le danger car il dispose de peu d’effectifs en comparaison de l’armée égyptienne. Il fortifie le quartier du palais à la hâte, en conservant un accès à la mer pour l’approvisionnement. Achillas arrive bientôt en ville avec l’armée royale et s’empare de la plus grande partie d’Alexandrie.
Craignant qu’il ne prenne le contrôle de l’importante flotte revenue intacte de Grèce – celle que Cléopâtre et son frère avaient mis à la disposition de Pompée – César préfère incendier ces bateaux plutôt que de les laisser aux Egyptiens. Mais les flammes vont se propager à une partie de la cité et endommager la célèbre bibliothèque…
Le général romain est bloqué dans le palais devenu forteresse. C’est alors qu’Arsinoé, la sœur cadette de Cléopâtre, s’évade pour se joindre à la révolte.
César envoie un message au gouverneur de Syrie, la plus proche province romaine. Il lui demande de rassembler toutes les troupes de la région pour venir à son secours. En attendant, il se contente de défendre son territoire exigu. D’autant que les révoltés d’Alexandrie commencent à se déchirer : Arsinoé fait assassiner le général Achillas.
César, par calcul, décide de rendre sa liberté à Ptolémée XIII, le frère de Cléopâtre. C’est un pari : soit il lui demeure fidèle et parvient à convaincre les troupes royales de se rallier à Rome, soit il le trahit, et prend la tête des révoltés. Sans grande surprise, c’est ce qu’il fait.
Les troupes venues de Syrie s’emparent d’abord de Péluse puis, harcelées par les soldats de Ptolémée, elles doivent contourner le delta du Nil pour gagner Alexandrie. La bataille finale se déroule le 13 janvier 47 avant J-.C, à Alqam, à une journée de marche d’Alexandrie. L’armée égyptienne est défaite et Ptolémée XIII se noie dans les eaux du Nil en voulant fuir.
Le triomphe de Cléopâtre
Au lendemain de la victoire, César confirme le statut de Cléopâtre comme reine d’Egypte mais il lui impose de régner conjointement avec son plus jeune frère, Ptolémée XIV, qui a 12 ans. Elle est bien décidée à ne pas laisser ce jeune roi prendre le dessus… Quant à Arsinoé, elle est la prisonnière de César. Elle est contrainte de l’accompagner à Rome et de participer, enchaînée, à son triomphe. Un autre des prisonniers exhibés lors de ces festivités nous est bien connu, il s’agit de Vercingétorix. Mais si le gaulois est exécuté après le défilé, comme le veut la règle, la foule romaine, apitoyée par la jeunesse et la beauté de la princesse égyptienne, demande sa grâce. César l’épargne et l’envoie finir ses jours au temple d’Artémis, à Ephèse…
Il veut remettre de l’ordre dans les affaires de l’Egypte. Il prélève 10 millions de deniers pour recouvrer les dettes accumulées par Ptolémée XII, le père de Cléopâtre. C’est une somme énorme mais elle ne représente en fait que la moitié de ce qui est du.
Après la guerre d’Alexandrie, César et Cléopâtre partent en croisière sur le Nil. Les amants sont-ils allés jusqu’à Assouan ou simplement jusqu’à Memphis ? Peu importe. C’est une magnifique remontée vers l’Egypte antique… et un déplacement stratégique pour chacun d’eux. César le met à profit pour estimer l’état du pays : peut-on améliorer le rendement agricole et donc prélever davantage d’impôts ?
Cléopâtre, quant à elle, s’y présente en véritable reine dans un faste impressionnant. Elle veut s’assurer de la fidélité de l’ensemble des prêtres égyptiens. Elle fait des dons aux temples. Son autorité, ébranlée par la guerre civile, en sort renforcée. Son royaume est assuré, mais nul ne peut plus douter de la prééminence de Rome dans son existence.
Cléopâtre donne un fils à César : Ptolémée, dit Césarion
Après cette croisière idyllique, César doit quitter Alexandrie car de nouveaux dangers menacent Rome. D’une part, il reste encore des partisans de Pompée en Afrique et en Espagne. La guerre civile n’est donc pas finie. D’autre part, le roi Pharnace II, dont le royaume recouvre une partie des actuelles Crimée et Ukraine, envahit l’Arménie et la Cappadoce. Il menace la province d’Asie, c'est-à-dire la Syrie. César quitte donc Cléopâtre pour se battre. Il lui laisse trois de ses légions et un autre "cadeau", plus personnel : l’enfant qu’elle attend de lui. Il s’agit d’un garçon qui naît en juin 47 avant J-.C. : Ptolémée. Il sera surnommé Césarion.
Cléopâtre, reine grecque, a repris à son compte les cultes les plus célèbres de sa dynastie, ceux de l’Ancienne Egypte. Sa présence est marquée dans de nombreux temples dont celui d’Hathor à Denderah. On peut l’y voir, précédée de son fils Ptolémée-Césarion, faire des offrandes aux dieux. Le temple de Philae, en amont d’Assouan, est principalement construit sous son règne : on y trouve plus de soixante-dix représentations de la reine. Elle promulgue par ailleurs plusieurs ordonnances sur l’agriculture et la protection des paysans. Ce sont des textes économiques, pour une saine gestion du pays.
Cléopâtre rejoint César à Rome
Un an après le départ de César, Cléopâtre le rejoint à Rome. Entre-temps, Césarion est né et elle a commencé la construction d’un temple en l’honneur de son amant, le Césarium, au bord de la mer, à Alexandrie.
César l’installe dans une maison sur la colline du Janicule, sur la rive droite du Tibre, l’actuel quartier du Trastevere. Un site choisi volontairement à l’écart de la cité pour éviter le scandale, car il est toujours marié à Calpurnia. Pour autant, sa liaison avec Cléopâtre est de notoriété publique. Il lui fait même décerner par le Sénat, ainsi qu’à son frère, les titres d’Amis et Alliés du peuple romain, confirmant ainsi l’indépendance de l’Egypte.
César repartant se battre en Espagne contre les derniers partisans de Pompée, Cléopâtre retourne en Egypte mais elle revient à Rome l’année suivante, lorsque César rentre après s’être couvert de gloire. Après ce nouveau triomphe, il donne une immense fête dans sa propriété du Trastevere "les jardins de César", d’où on a une très belle vue sur Rome.
Lors de ce séjour, Cléopâtre rencontre tous ceux qui comptent à Rome, notamment Marc-Antoine, très proche de César. Mais la présence de la reine à Rome ne plaît pas à tout le monde. Cicéron la déteste. Il avoue même la haïr. Après l’assassinat de César au Sénat, au matin du 15 mars 44, la situation politique est totalement bouleversée. La souveraine regagne rapidement Alexandrie avec son fils. Une nouvelle guerre civile s’annonce, celle des assassins de César, Cassius et Brutus contre ceux qui défendent sa mémoire, Marc-Antoine et Octave. Pour qui Cléopâtre va-t-elle pencher ?
Ressources bibliographiques :
Mommsen, Histoire romaine : la monarchie militaire (Robert Laffont, collection Bouquins, 1985)
Maurice Sartre, Cléopâtre, un rêve de puissance (Tallandier, 2018)
Michel Chauveau, Cléopâtre au-delà du mythe (Liana Levi, 1998)
Jacques Benoist-Méchin, Cléopâtre (Collection "Le rêve le plus long de l’Histoire", réédition Tempus, 2010)
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"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio
Auteur et présentation : Jean des Cars
Production, diffusion et édition : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière
Graphisme : Karelle Villais