William Shakespeare s’est imposé comme une figure incontournable du théâtre de l’ère Élisabéthaine. "Roméo et Juliette", "Le roi Lear", "Hamlet"... Si ses œuvres sont connues de tous, sa vie demeure mystérieuse. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars éclaire le parcours mystérieux du célèbre dramaturge.
En 1603, à la mort d’Elizabeth Ière, son successeur, Jacques Ier Stuart soutient le théâtreavec passion. Dès son arrivée au pouvoir, il protège la compagnie de Shakespeare. L'auteur va alors écrire ses plus grands chefs-d'œuvre à une cadence incroyable… Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars achève son récit sur la vie méconnue de William Shakespeare.
En 1603, à la mort d’Elizabeth 1ère, c’est Jacques Stuart qui lui succède. Vengeance posthume de la pire ennemie de la "reine vierge", il est le fils de Marie Stuart. Heureusement, il n’est pas catholique mais protestant et le passage de la dynastie Tudor à celle des Stuart se fait en douceur. Mieux, le nouveau souverain est encore plus passionné de théâtre que la souveraine qui l’a précédé.
Sitôt arrivé sur le trône, il accorde sa protection à la compagnie de Shakespeare dont les membres s’appellent désormais "The King’s Men", "Les hommes du Roi". Après les tensions du complot d’Essex, Shakespeare se sent comme libéré. Il va écrire ses plus grands chefs-d'œuvre à une cadence incroyable. Déjà en 1601, il avait écrit deux pièces aussi dissemblables que possible. La première est “Hamlet”. Inspirée des "histoires tragiques" de Belleforest, publiées en 1576, elle conte le destin du prince de Danemark qui traîne son inquiétude et sa mélancolie dans les couloirs du château d’Elseneur. Le spectre de son père vient lui demander de le venger. Il lui révèle qu’il a été assassiné par son propre frère Claudius, qui lui a volé non seulement son trône mais aussi son épouse, la mère d’Hamlet. Cela finit très mal. Sa fiancée Ophélie devient folle. La mère d’Hamlet boit par erreur la coupe de poison destinée à son fils. Hamlet, blessé, tue son beau-père Claudius avant de mourir heureux d’avoir vengé son père. Son ami Horatio prononce alors ces mots : "Bonne nuit doux prince et que des vols d’anges te conduisent en chantant à ton repos". Cette phrase est inspirée par celle qu’Essex avait prononcée en montant à l’échafaud. Une façon d’exorciser cette période douloureuse.
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La même année, Shakespeare écrira une de ses pièces les plus gaies et les plus sarcastiques "Les joyeuses commères de Windsor". Après l’arrivée de Jacques Stuart sur le trône, il va écrire ses trois plus grandes tragédies : "Othello", en 1604, qui nous conduit des somptueux palais de Venise aux rives enchantées de l'île de Chypre. C’est un drame d’amour, de vengeance, de jalousie et de mort d’origine italienne. On sait que poussé par le perfide Iago, Othello, le Maure de Venise, va douter de la fidélité de sa merveilleuse épouse Desdémone qu’il finira par étrangler. C’est le second grand drame italien de Shakespeare après "Roméo et Juliette".
"Le Roi Lear" est écrit l’année suivante. Ayant partagé ses États entre ses deux filles Goneril et Régane, le roi Lear est chassé par elles de son palais. Il ne trouve asile que chez sa troisième fille, Cordelia, qu’il a déshéritée. Il devient fou de douleur. Cordelia meurt étranglée et son père expire sur son cadavre. Le Roi Lear, c’est toute l’humanité qui se désespère et que la cruauté des hommes et des éléments a rendu folle. L’existence apparaît comme une voie sans issue, une vallée de sang et de larmes où tout s’achève par la folie et la mort qui est presque une libération.
La même année, en 1605, "Macbeth" n’est pas plus optimiste. C’est encore un drame épouvantable. Macbeth et son ami Banquo rencontrent sur la lande d’Ecosse trois sorcières. Elles prédisent au premier qu’il sera roi et au second que ses fils seront rois. Tout va se réaliser : Macbeth assassine le roi Duncan, son hôte. Grâce au sang de Duncan, son épouse maquille ensuite le crime pour que l’on croie que le roi a été assassiné par ses deux chambellans. Macbeth fait tuer Banquo mais son spectre vient bientôt le hanter. Lady Macbeth est aussi atteinte de remords et se frotte convulsivement les mains pour tenter d’en effacer le sang. Elle finit par se donner la mort tandis que Macbeth est tué par le fils de Banquo. C’est un admirable tableau des ravages que causent l’ambition et le remords dans l’âme humaine. La pièce est devenue tellement célèbre que tout le monde connaît les trois sorcières, le spectre de Banquo et la phrase fameuse : "Tous les parfums de l’Arabie ne sauraient effacer le sang sur la petite main de Lady Macbeth".
Les dernières oeuvres de Shakespeare
Il y aura encore "Antoine et Cléopâtre" l’année suivante, une tragédie presque romantique où l’on voit deux amants de caractères et de mentalités absolument opposés jusqu’à ce que l’un des deux réussisse à donner à l’autre une sorte de grandeur mais au prix de sa perte. Il y aura ensuite une autre tragédie, "Cymbeline", en 1609, qui se déroule en Grande-Bretagne, lors de la conquête romaine. Puis "Les Contes d’Hiver", une comédie fabuleuse ayant pour cadre une Arcadie très britannique. Enfin, en 1611 "La Tempête" où le tragique et le comique s’enchevêtrent sous l’effet d’une baguette magique. On y rencontre le monstre Caliban, qui représente le feu et domine toutes les forces inférieures, la terre et l’eau. On évolue dans le monde du merveilleux que Shakespeare avait déjà exploré dans "Le songe d’une nuit d’été" en 1596. Comme dans tous les drames de Shakespeare, l’intrigue est marquée par le mélange de comique et de tragique. Elle s’apparente ici à la Commedia dell'Arte.
Shakespeare retourne à Stratford
En 1611, Shakespeare se retire dans sa demeure de New Place près de Stratford-on-Avon. Il a 47 ans et il est à l’apogée de sa gloire. Même le roi Jacques 1er ne parvient pas à le retenir à Londres. Et pourtant, il lui avait accordé une faveur constante et flatteuse. La passion du monarque pour le théâtre de Shakespeare était si grande que plusieurs fois il avait avancé au 1er novembre le début de la saison théâtrale d’hiver pour profiter plus tôt des créations de son auteur favori. Ce fut notamment le cas pour "Othello".
Il ne faut pas non plus oublier que le roi est Ecossais, amateur de magie noire et de mystères. C’est pour lui que Shakespeare a écrit “Macbeth”. Il met en scène dans les brumes d’Ecosse des êtres inquiétants et sinistres en contact avec les forces obscures du monde souterrain. Jacques 1er avait adoré "Macbeth".
Mais malgré l’enthousiasme de son souverain, Shakespeare décide de finir ses jours dans sa campagne natale. Il aspire désormais au calme plus qu’à la vie trépidante de Londres. Ses parents sont morts. En 1607, Suzanne, sa fille aînée, a épousé un médecin, John Hall. En 1616, sa deuxième fille, Judith, épouse Thomas Quincey, commerçant et fils d’un de ses meilleurs amis. Shakespeare va mourir deux mois plus tard, le 23 avril 1616. Le 25 mars, il avait rédigé son testament, s’étant déclaré "sain de corps et d’esprit". Il avait partagé ses biens entre ses deux filles, accordé un legs à sa femme qui vivait encore et à quelques amis.
En tant que "recteur laïc" de la paroisse, il a droit à ce que son tombeau soit placé à l’intérieur de l’église. Il a donc une sépulture respectable que mérite sa gloire de grand dramaturge. Mais il y a un "hic" : dans son testament, Shakespeare ne fait aucune allusion au devenir de son œuvre ! C’est tout à fait surprenant et cela a entraîné bien des hypothèses…
Shakespeare était-il un imposteur ?
Certaines œuvres de Shakespeare ont été publiées sans aucune surveillance. Il ne s’en était pas préoccupé. Un groupe d’éditeurs, juste après sa mort, a publié quelques-uns de ses drames en format in quarto. Certains sont conformes au texte primitif, d’autres incomplets et remplis d’erreurs. En 1619, Thomas Pavier publie dix drames sans autorisation. C’est alors que deux acteurs qui faisaient partie de la troupe de Shakespeare, John Heminge et Henry Condell, entreprennent une édition complète publiée en 1623. Elle renferme l’unique version que l’on ait des dix-huit drames.
Il est évident que le désintérêt de l’auteur à l’égard de la publication de son œuvre après son décès est troublant. L’idée s’est alors répandue que Shakespeare n’était qu’un acteur ignorant, un prête-nom, et que son œuvre avait été écrite par un homme extrêmement cultivé. On a parlé du philosophe Francis Bacon ou du comte d’Ashford.
Cette légende va se répandre car en réalité on savait très peu de choses sur la vie de Shakespeare. Il n’était pas un acteur de premier plan et personne ne s’intéressait aux faits saillants de son existence ; quant aux auteurs dramatiques, ils restaient dans l’ombre. Il y a donc une explication et c’est probablement la plus sérieuse : Shakespeare était un homme très peu imbu de lui-même, se contentant de gagner largement sa vie par son travail de dramaturge et d’acteur, fuyant les honneurs et ne désirant pas parler de lui-même. Peut-être n’avait-il même pas conscience de la puissance et de l’immensité de son œuvre. Heureusement, ses camarades de travail se sont chargés de le publier pour la postérité.
Les Romantiques redécouvrent Shakespeare
Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la célébrité de Shakespeare connaît une éclipse. Les théâtres anglais sont fermés par une ordonnance de 1642 précisant que les distractions publiques ne s’accordent pas avec les calamités publiques ; ce décret est inspiré par les puritains, majoritaires au Parlement.
Pendant toute la durée de la guerre civile et de la dictature de Cromwell, les théâtres restent fermés. Il faut attendre la seconde moitié du XVIIe siècle et le retour de Charles II Stuart sur le trône pour que le théâtre anglais connaisse un renouveau. Et là, Shakespeare est terriblement critiqué. On trouve "Le songe d’une nuit d’été" insipide voire ridicule, on tolère encore "Hamlet" et "Othello".
Le XVIIIe siècle sera rude aussi pour l'œuvre de Shakespeare. A cette période, on a un goût marqué pour le style classique et la théorie des trois unités de temps, de lieu et d’action. Il est clair que les productions de Shakespeare n’obéissent à aucune de ces règles. C’est Voltaire qui est le premier écrivain en Europe continentale à apprécier l’auteur anglais et à le faire savoir. Mais au fil des années, il va changer d’avis, jusqu’à déclarer, alors qu’on annonce une traduction française complète de Shakespeare : "Comble de calamité et d’horreur, c’est moi qui, le premier, ai parlé de ce Shakespeare. Qu’on n'attende pas de moi que je foule un jour aux pieds les lauriers de Corneille et de Racine pour ceindre le front d’un histrion barbare."
Voltaire est déchaîné ! Il reproche à Shakespeare son manque de logique et sa barbarie mais il a au moins le mérite d’avoir révélé son théâtre à l’Europe.
Bref, il faut attendre le début du Romantisme pour qu’on le redécouvre. Pour Goethe, c’est une révélation. Il se déclare plus près de Shakespeare que des Grecs. Il estime que dans "Hamlet" souffle "en tempête le vent même de la vie". Stendhal va opposer, dans un savoureux dialogue, un romantique à un traditionaliste pour conclure que "les précieux moments d’illusion sont plus fréquents dans les tragédies de Shakespeare que dans celles de Racine". En Angleterre, les Romantiques redécouvrent eux aussi Shakespeare. Il est de nouveau adulé. Thomas Carlyle, historien et essayiste l’explique : "Si l’on nous demandait à nous autres Anglais “Voulez-vous abandonner votre Empire des Indes ou votre Shakespeare ?" Ce serait là une question grave, à laquelle les personnages officiels répondraient certainement en termes officiels. Mais en ce qui nous concerne, nous serions obligés de répondre : "Empire des Indes ou non, nous ne pouvons nous passer de Shakespeare. De toute façon, nous perdrons tôt ou tard l’Empire des Indes, mais Shakespeare est immuable et éternel."
Sous le règne de Victoria, Shakespeare est l’objet d’une véritable idolâtrie. La contagion va gagner la France grâce à Victor Hugo. Dès 1827, il se réclame de Shakespeare dans sa "Préface de Cromwell" qui va devenir le manifeste du Romantisme français et qui libère le théâtre du carcan des trois unités. Lors de son exil à Guernesey, il écrit dans l’introduction à la traduction complète des œuvres de Shakespeare faite par son fils François-Victor : "Soudain, le fils élevant la voix demanda à son père : "Que penses-tu de cet exil ?" "Je pense qu’il sera long". "Comment comptes tu l’occuper ?" Le père répondit : "Je regarderai l’océan". Puis, après un silence, le père reprit : "Et toi ?" "Moi, dit le fils, je traduirai Shakespeare."
Depuis la consécration de l'œuvre de Shakespeare par les Romantiques, le dramaturge génial de Stratford-sur-Avon est joué partout dans le monde. C’est un théâtre universel mais les Britanniques ont le privilège de le sublimer grâce à la Royal Shakespeare Company. Richard Burton en fut un des grands interprètes. Ce fils de mineur gallois, si brillant et si sportif, réussit à être accepté à Oxford. Il sera un grand acteur shakespearien avant de devenir une célébrité du cinéma mondial.
Dans ses formidables "Mémoires", récemment parus, on découvre que pour commenter chaque occasion de sa vie, agréable ou désastreuse, privée ou professionnelle, Richard Burton se remémore une citation de Shakespeare. La preuve définitive que cet auteur énigmatique est indispensable.
Et éternel.
Ressources bibliographiques :
Michel Duchein, Elizabeth 1ère d’ Angleterre (Fayard, 1992)
Shakespeare, collection Les Géants (Numéro culturel hors-série de Paris-Match, 1969)
Jean des Cars, La saga des reines (Perrin, 2012)