A la fin du XIXe siècle, Louis II de Bavière entreprend de construire des châteaux féériques mélangeant des références au Moyen-Âge et au XVIIIe siècle. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars raconte sur le parcours mystérieux de ce souverain idéaliste.
Sensible et mélancolique, Louis II de Bavière est irréversiblement marqué par l'exil de son protégé, le compositeur Richard Wagner. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars raconte les rêves brisés qui ont progressivement conduit le souverain à perdre pied.
Le 30 novembre 1870, à 3 heures 45 de l’après-midi, au sud de Munich, une scène pathétique se déroule au château de Hohenschwangau, proche de la frontière autrichienne. Un émissaire du Chancelier Bismarck exige d’être reçu par le roi Louis II de Bavière. Le souverain, désespéré par la défaite de la France et la victoire prussienne, est invisible. L’envoyé de Berlin, le comte Holstein, insiste : il est porteur d’une très importante lettre qui donnera à la Bavière sa place dans la nouvelle organisation politique germanique. Ce n’est qu’au bout de six heures que le roi Louis II accepte enfin de recevoir ce visiteur importun.
Louis II, âgé de 25 ans, est cloué dans son lit, la tête enfouie sous des turbans, souffrant, dit-il, d’atroces névralgies dentaires. Le comte Holstein tend au monarque apeuré un projet de lettre rédigé par Bismarck. Dans une atmosphère shakespearienne, tandis qu’une tempête d’automne souffle sur le château, Louis II, sorti des vapeurs de ses calmants, se lève et se rend à son bureau. Il s’assoit dans un extraordinaire fauteuil de style médiéval en cèdre du Liban. Il pose le document sur un lutrin mobile attenant à l’accoudoir de gauche qui lui permet de lire plus facilement. Le roi étudie le texte avec soin. L’émissaire, debout, impatient, attend.
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Alors, presque décomposé, Louis II recopie le texte qui lui est soumis. Et qu’il ne peut modifier. Il rédige et signe d’une écriture presque illisible ce qu’on appellera la "Kaiserbrief", la "Lettre à l’Empereur", par laquelle il demande au roi de Prusse, son oncle puisque sa mère est la soeur de Guillaume 1er, d’accepter de présider l’organisation des États Unifiés de l’Allemagne du Sud. Puis, par une seconde lettre, une sorte de circulaire, le monarque pathétique informe les princes de ces États qu’il accepte cette décision. A 6 heures du soir, le comte Holstein repart. La Bavière restera autonome. Le prix de l’autonomie bavaroise s’appelle la reconnaissance de l’Empire allemand. Mais qui est donc cet homme qui affirmait vouloir rester une énigme pour lui-même et pour la postérité ?
Un prince épris du romantisme des légendes
Le 25 août 1845, la population de Munich apprend par des volées de cloches et cent un coups de canon que la belle-fille du roi Louis 1er a donné le jour à un fils. C’est un grand soulagement : en 1842, sept mois après son mariage avec Maximilien de Bavière, la princesse Marie avait accouché d’un enfant mort-né.
Désormais, l’avenir de la dynastie est assuré. L’enfant est né au château de Nymphenburg, à l’ouest de Munich, au premier étage, dans une chambre de style Empire. Un style à la mode en Bavière : la famille de Wittelsbach est reconnaissante à Napoléon d’avoir, en 1806, élevé leur duché au rang de royaume.
Dans le salon bleu attenant à la chambre tendue de soie verte, le roi Louis 1er attendait avec optimisme : le jour de la Saint Louis, patron de la Bavière et de la France, à la fois celui de son anniversaire et de sa fête, ne pouvait qu’être favorable. Sa famille, l’une des plus anciennes d’Europe, est réputée pour sa sensibilité artistique et son mécénat. Lui-même a fait de sa capitale Munich une ville magnifique, un véritable hommage à la Renaissance italienne. On parle même de "la Florence des Alpes".
Entre deux vases glorifiant l’épopée napoléonienne, le roi ne dissimule pas sa joie. Puis, assis à sa table de travail, il ne résiste pas au plaisir de tourner quelques vers en l’honneur de son petit-fils :
"Seul l’homme qui sait se gouverner
Est digne du Trône.
Souviens t’en toujours."
Satisfait, il range le feuillet en se promettant de le remettre - ou de le faire remettre - à son destinataire de jour de sa majorité.
L’enfance du prince, dont le frère Othon naît le 27 avril 1848, sera baignée d’une atmosphère de solitude et de rêverie. Son père, Maximilien, d’un tempérament réservé, est un intellectuel préoccupé par les progrès de l’aventure scientifique. Il monte sur le trône en 1848 après l’orage révolutionnaire et scandaleux qui a chassé son père Louis 1er coupable de sa liaison avec la fausse danseuse espagnole Lola Montez.
Maximilien tente de conserver à la Bavière un rôle politique entre l’ascension de la Prusse et l’influence de l’Autriche. Malheureusement, il n’apprend pas au futur Louis II le rôle réel d’un souverain. Sa mère, Marie, est très aimée mais effacée. Princesse prussienne protestante, elle a reçu dans la Bavière catholique le surnom de "L’Ange". Passionnée de lecture, elle lance aussi la mode de l’alpinisme.
De ses parents, le futur Louis II hérite le goût de se replier sur lui-même d’une part, la passion des forêts, des lacs et des montagnes d’autre part. Sensible, idéaliste, Louis se réfugie dans le magnifique décor alpin. Timide, facilement blessé par la réalité du monde, il affiche une mélancolie qui inquiète ses précepteurs. On ne saurait en conclure que le sang des Wittelsbach, vicié par de nombreux mariages consanguins, explique à lui seul le tragique destin du futur Louis II. Entre excentricités et déséquilibres, le prince aime les légendes et les contes, il est épris de noblesse, de pureté et de beauté.
A 16 ans, le choc de la découverte de Wagner
Le 2 février 1861, à l’opéra de Munich, il assiste à une représentation de Lohengrin. Cette musique nouvelle, qualifiée par son compositeur Richard Wagner de "musique de l’avenir" bouleverse Louis. Il se soucie peu que cette révélation soit théâtrale. Selon le mot de Jacques Bainville : "Wagner, ses thèmes et ses mythes entrent chez Louis en pleine puberté".
Son aide de camp dira que le prince fait une découverte essentielle. Jusqu’à cette date, Louis ignorait la magie de la scène, les mystères qui agitent le rideau, les sonorités montant de la fosse d’orchestre et combien l’imagination peut être en éveil dans le silence feutré d’une loge. La musique enveloppe tout son esprit. C’est d’autant plus étonnant que peu de temps avant, il avait arrêté ses leçons de piano car son précepteur le jugeait incapable de "reconnaître une valse de Srauss d’une sonate de Chopin" ! Mais voilà : Wagner est le symbole d’un monde nouveau et rêvé. Louis a trouvé son idole et son maître spirituel, son modèle, son guide. Et lorsque le roi Maximilien s’éteint le 10 mars 1864, la reine Marie, consciente de la jeunesse et des limites de son fils aîné, écrit dans son journal : "Max est mort trop tôt"...
A 18 ans et demi, Louis II, le nouveau souverain de Bavière, n’a qu’une idée : faire venir le compositeur à Munich. Ce n’est pas facile et c’est politiquement dangereux. En effet, Richard Wagner, génial mais proscrit, est considéré comme un aventurier progressiste, révolutionnaire qui a participé aux émeutes de Dresde, criblé de dettes, homme à femmes, poursuivi par des créanciers et des maris trompés. Lui-même se considère comme un homme fini et songe à s’exiler. Louis charge son chef de cabinet de le trouver. "Wagner, Sire ? Mais c’est un nom très répandu… Il y en a plusieurs à Munich…"
Choqué par cette opinion d’un fonctionnaire borné, le roi le charge et même lui ordonne de trouver le seul et unique Richard Wagner. Après trois semaines d’enquête policière, le compositeur est localisé à Stuttgart où il se cache dans un hôtel. En quelques instants, sa vie est bouleversée.
Le 4 mai 1864, au palais de la Résidenz de Munich, Richard Wagner, en habit et cravaté de blanc selon le protocole, est reçu par le jeune souverain en audience. Une audience qui dure une heure et demie. Une rencontre historique et tout de même étrange car tout semble opposer les deux hommes : le roi est jeune, beau, très grand (il mesure 1,93 m), neuf dans la vie, idéaliste à l’excès, uniquement intéressé par l’art et dit-on, sans la moindre expérience sentimentale ni intérêt pour les jeunes filles.
Le musicien a trente ans de plus que lui, un fort tempérament de coureur incorrigible. Il est un génie incompris, à la fois exaspérant et sympathique, qui a vécu des triomphes et des échecs, tous retentissants. Que connaît Louis II de la vie ? Rien ou presque. Wagner est familier de tous les détours du sérail.
Mais d’une manière étonnante, tout les rapproche : ensemble, ils construiront une œuvre durable. Désormais, le jeune roi a donné un sens à sa mission. Cette amitié, qui va les lier dix-neuf ans, a souvent été jugée équivoque. C’est une erreur. Si l’homosexualité de Louis II, troublée et souvent mal assumée, est bien établie, le penchant exclusif du musicien pour les femmes est non moins clair. Il le dit lui-même : "Les femmes sont la musique de la vie. Les femmes ? Surtout celles des autres ! Pourrai-je renoncer tout à fait au féminin ? Avec un profond soupir, je dis non !"
Dès le 30 juin, Wagner presse son chef d’orchestre Hans von Bülow de le rejoindre à Munich avec sa famille, c'est-à-dire son épouse Cosima, la fille de Liszt. Elle arrive mais son mari suit ! Cela ne dérangera pas Wagner : Mme von Bülow est sa maîtresse et elle sera plus tard sa seconde épouse.
A 51 ans, Richard Wagner prend une revanche inespérée sur sa vie de proscrit. Le roi fait payer toutes ses dettes et le compositeur s’entoure de luxe : ses vingt-quatre robes de chambre font jaser dans Munich.
Si Louis II vit une aventure purement intellectuelle pour permettre au compositeur de "déployer les ailes de son génie" comme il le souhaite, le Cabinet bavarois, peu sensible à ces extravagances, accumule les protestations populaires. Le ménage à trois du compositeur et des von Bülow, l’ancien révolutionnaire de 1848, l’argent distribué largement à Wagner représenté par un fonctionnaire poussant une brouette chargée de sacs de pièces d’or, les caricatures féroces… Dans Munich, la colère gronde. En référence au scandale Lola Montez, Wagner est même surnommé "Lolus".
Louis II doit exiler Wagner : un crime contre l’Art
Le gouvernement exige l’expulsion de Wagner qui provoque trop de scandales, comme il l’a toujours fait. C‘est alors que le jeune roi a une attitude courageuse et politiquement avisée : il faut calmer la tempête et ne pas commettre l’erreur de son grand-père qui avait perdu son trône à cause de la sulfureuse Lola Montez.
Alors que Wagner était devenu pour le roi novice sa raison de vivre et de régner, le 10 décembre 1865, Louis II signe l’ordre d’expulser le provocateur. A 20 ans, il se plie à l’exigence de paix politique et au pouvoir de l’opinion. On lui a montré des rapports de police, des plaintes de maris trompés, des factures vertigineuses… Toutes les horreurs de la vraie vie, celle que le souverain exècre.
Richard Wagner, seulement accompagné de son vieux chien, part dans le premier train en direction de la Suisse. Louis II est effondré, écoeuré par l’hypocrisie de la politique. C’est une blessure définitive. Elle saignera toujours dans l’esprit du monarque idéaliste. Il voulait permettre au compositeur de travailler avec pour seule angoisse la création. Il était sur terre pour subvenir à sa vie quotidienne, balayer ses vulgarités et ses contraintes.
Louis II ne pardonnera jamais à ceux qui ont brisé son rêve de roi mécène. Il se vengera, il aura un nouveau but dans la vie. C’est la ville, avec ses rumeurs et ses ragots qui a colporté la jalousie des médiocres. Désormais, le roi n’aura confiance qu’en la nature. Son vrai royaume sera celui des montagnes, des forêts et des lacs et des légendes de son enfance. Il va créer un monde que personne ne pourra lui prendre.
Ressources bibliographiques :
Guy de Pourtalès, Louis II de Bavière ou Hamlet Roi (Gallimard, 1928)
Jacques Bainville, Louis II de Bavière (Réédition 1964, Fayard)
Jean des Cars, Louis II de Bavière ou le Roi Foudroyé (couronné par l’Académie française, Perrin, 1975)
Jean des Cars, photographies de Jérôme da Cunha, Les châteaux fous de Louis II de Bavière (Perrin, 1986)