En plein hiver 1984, dans une tente de réfugiés en Afghanistan, le photographe Steve McCurry saisit le regard profondément déconcertant de Sharbat Gula.
Portrait de Sharbat Gula
On l’a débarbouillée pour faire la couverture de National Géographic. La boue et la crasse effacées de son visage à l’ordinateur, avant de passer dans les rotatives. Montrer la détresse en face. Oui. Mais clean, à l’américaine. Il n’y a pas eu d’autres retouches. Pas d’autres trucages.
Ces yeux verts incroyables, hallucinés, sans lentilles de cinéma. Ces iris cernés de noir, comme soulignés au khôl. Quelque chose de déréglé dans le diaphragme. Un regard exorbité par le malheur, pas de filtre, plus de larmes, les lacrymales asséchées par la guerre. Un regard à la fois impossible à quitter : magnétique, animal, possédé. Et impossible à soutenir : trop pénétrant, trop accusateur, trop dérangeant. Cette lueur de défi. L’une des photos les plus magnétiques de ces trente dernières années : une jeune fille sans nom pendant longtemps, une inconnue photographiée dans un camp de réfugiés au Pakistan.
1984. Les Sukhoï russes labourent l’Afghanistan, les Moudjahidines martyrisent Kaboul, les Talibans ne sont pas encore des salops, la CIA finance Ben Laden. Comme des centaines de milliers d’Afghans qui ont fui la guerre, la jeune fille croupit dans un camp de réfugiés, de l’autre côté de la frontière. Nazir Bagh, une gigantesque décharge humaine à ciel ouvert, à quelques kilomètres de Peshawar, la grande ville pachtoune du Nord du Pakistan. Une ville populeuse, corrompue, fondamentaliste, l’une des plus anciennes cités du pays, ou la pollution est tellement dense certains jours, qu’elle vous empêche de voir à plus de 2 mètres devant vous.
C’est là, sous l’une des milliers de tentes plantées par les ONG, que le reporter-photographe américain Steve McCurry croise ce regard si étrange. Surnaturel. Ces yeux sortis d’un film d’horreur. La jeune fille a 12 ou 13 ans. Ses parents sont morts quelques années plus tôt, écrasés dans leur maison par les bombes de Brejnev au début de l’invasion soviétique. Elle n’a plus que sa grand-mère et son frère, avec lesquels elle s’est échappée à pied d’Afghanistan. 2 semaines à marcher dans les montagnes, à franchir les pics enneigés des zones tribales.
Ce jour d’hiver 84. Elle est sous cette tente, avec d’autres enfants, en train d’essayer d’apprendre à lire et à écrire. Personne ne l’a jamais prise en photo ; elle dira oui à Mac Curry, mais elle ne lui donnera jamais son nom. 6 mois plus tard, sa photo irradiera le monde, avec pour seul titre : l’Afghane aux yeux verts. Des millions de personnes voudront l’adopter. Des milliers de gens partiront à sa recherche.
C’est finalement celui qui l’a immortalisée qui retrouvera sa trace en 2002, dans un autre camp, en Afghanistan cette fois. 17 ans plus tard, elle n’a pas plus grand-chose à voir avec l’adolescente au fichu rouge. Elle porte la Burqa. La misère et les grossesses à répétition l’ont abîmée. Mais c’est bien elle. Ce regard : toujours ahurissant, profondément déconcertant.
Steve McCurry connaîtra enfin son nom : Sharbat Gula, une pachtoune, la tribu des guerriers fondateurs de l’Afghanistan moderne. Sharbat, qui serait née en 1972, quelque part dans ce pays de fiction, terre des cavaliers de Kessel. Une petite paysanne qui n’a jamais su rien écrire d’autre que son prénom. Elle lèvera à peine le voile sur sa vie. On apprendra seulement son mariage avant ses 15 ans, ses 4 filles, dont l’une morte en bas âge, et puis toutes ses années d’errance, de clandestinité. Du photographe, elle n’acceptera qu’une machine à coudre et un aller et retour à La Mecque. Sharbat Gula, pensait avoir trouvé la paix au Pakistan, demain, elle sera renvoyée en Afghanistan, ce pays perpétuellement en guerre, qu’elle a passé toute sa vie à fuir. Sur la photo. On comprend maintenant. Ce regard, sans l’ombre d’une illusion. L’évidence, depuis toujours, que rien ne changerait jamais dans sa vie.