Ils sont entre quatre et six millions à réclamer la fin du régime d'Abdelaziz Bouteflika. Depuis plusieurs semaines, les manifestations ne faiblissent pas contre l'actuel président algérien, au pouvoir depuis 1999. Pourtant, contrairement à d'autres pays qui connaissent eux-aussi des manifestations importantes, la violence ne s'est quasiment pas invitée dans les cortèges anti-régime.
Un phénomène rare que décryptent Akram Belkaïd, journaliste au Monde diplomatique, chroniqueur au Quotidien d’Oran, et Fayçal Métaoui, journaliste pour le site d'information Tout sur l’Algérie et éditorialiste à El-Watan, autour du micro de Wendy Bouchard.
Un pacifisme enraciné
"On voulait les élections sans Bouteflika, on a Bouteflika sans les élections". Voilà ce qu'on pouvait lire sur l'une des pancartes des manifestants, mardi, après l'annonce d'Abdelaziz Bouteflika de ne pas briguer de cinquième mandat, tout en reportant les élections et prolongeant de fait sine die son mandat actuel. Une banderole, vue par Fayçal Métaoui, qui peut résumer à elle seule le mouvement de protestation à l'encontre du président : une volonté ferme du peuple de "mettre fin à ce régime, dans un profond pacifisme".
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Car "il n'y a pas de haine à l'égard du président. Les manifestants disent qu'il est temps qu'il se retire dignement", explique l'éditorialiste du journal El-Watan. Il est hors de question de "faire comme les Libyens avec Kadhafi", précise-t-il au micro d'Europe 1.
Apprendre des erreurs du passé
Une particularité confirmée par Akram Belkaïd : "Ce n'est pas 'à mort Bouteflika' dans les cortèges. Je pense que les gens ne le toléreraient pas. Il y a une forme d'autodiscipline sur le caractère pacifique, organisé, civique de cette manifestation qui est assez important". Une dignité et une retenue soulignées par Benjamin Griveaux, qui trouve ses racines dans l'histoire de l'Algérie. "Les Algériens ont appris du passé", avance Akram Belkaïd. "On a connu un premier printemps à la fin des années 1980 qui a très mal fini", rappelle-t-il. Une référence aux "événements d'octobre 1988", une série de manifestations violentes visant à mettre fin au système de parti unique ambitionnant la libéralisation de la société civile. Cela avait nécessité l'intervention de l'armée, faisant des centaines de morts et de blessés.
Quant à la "décennie noire", trois ans plus tard, il s'agit d'un des surnoms de la guerre civile algérienne qui opposa le gouvernement algérien et divers groupes islamistes, entre 1991 et 2002. Un conflit qui coûta la vie à plus de 60.000 morts, selon un bilan officiel. Et le bilan pourrait même être encore plus lourd...
" Quand le cortège passe devant une clinique, les gens se taisent, on n'a jamais vu ça "
Mais l'histoire de la décennie actuelle joue aussi un rôle important dans l'attitude des Algériens dans les manifestations de ces dernières semaines. "On a regardé de très près les printemps arabes, en Libye, Syrie, ou même les turbulences tunisiennes", affirme Akram Belkaïd au micro d'Europe 1. "Il y a une dualité intéressante qui consiste à vouloir le départ de ce régime avec, malgré tout, une obsession assez importante de préserver les murs de la maison", analyse le spécialiste. "On ne veut pas d'un mouvement qui peut déraper à nouveau et entraîner le pays au bord de l'abîme". "Il y a même un respect pour les personnes âgées et les malades", renchérit Fayçal Métaoui : "quand le cortège passe devant une clinique les gens se taisent, on n'a jamais vu ça", témoigne-t-il.
Être un manifestant modèle
"On a vu des jeunes filles offrir des fleurs aux policiers. […] La population se comporte bien avec tout le monde, il y a beaucoup de femmes dans la rue, voilées ou non, et on ne voit pas de harcèlement, on n'entend pas d'insultes", poursuit-il. "Les Algériens ont donné une leçon au pouvoir, qui les a toujours empêchés de s'exprimer. Ils ont fait tomber ça. Le mur de la peur a été brisé".
Les conséquences de l'histoire parfois tumultueuse de l'Algérie et de ses proches voisins ont donc un impact concret sur les manifestations contre le président Abdelaziz Bouteflika. En plus des fleurs données aux policiers et des slogans "pacifiques ! pacifiques !" que l'on peut entendre à chaque fois que les manifestants sont bloqués par les forces de l'ordre, les Algériens prennent le temps de nettoyer les rues après leur passage.
Aujourd’hui à Annaba après avoir fini de manifesté , ils ont ramassés les déchets qu’ils ont pu laisser derrière eux , MyCountry #Algerie_manifestationpic.twitter.com/ZEtxQqoGig
— Kodoku (@Samileretour) 1 mars 2019
Autre manifestation du pacifisme ambiant, les appels à la non-violence sont légion sur les réseaux sociaux, notamment "Les 18 Commandements du marcheur pacifiste et civilisé", écrits par le journaliste et poète algérien Lazhari Labter.
#Algérie : les 18 commandements du manifestant diffusés sur les réseaux : pic.twitter.com/gzzDZqVUO2
— Christophe Grébert (@grebert) 8 mars 2019
Parmi ces recommandations - qui semblent avoir trouvé un écho important chez les manifestants -, citons "Pacifiquement et tranquillement je marcherai", "À aucune provocation je ne répondrai", "Pas une pierre je ne jetterai", ou encore "Au monde qui m’observe, une leçon je donnerai et un exemple je serai". Tout un programme.