Comment un mouvement né sur les réseaux sociaux, hors de tout cadre politique ou syndical, peut-il réussir à peser face au pouvoir en place ? La question n'agite pas seulement les "gilets jaunes" en France. Des dizaines de milliers d'Algériens, réunis dans les rues autour du seul mot d'ordre "Non au cinquième mandat" d'Abdelaziz Bouteflika, aimeraient bien eux aussi y trouver une réponse. Si le sort du pays se jouera dans les urnes, comme a prévenu lundi le Premier ministre du pays, l'opposition peine à s'engouffrer dans la brèche. Et le temps presse : le scrutin présidentiel est prévu le 18 avril. Les candidats, eux, ont jusqu'à dimanche pour se manifester.
Un avenir flou pour un mouvement dépolitisé
Depuis les émeutes historiques d'octobre 1988, ayant notamment débouché sur le multipartisme, jamais une mobilisation populaire n'avait eu une telle ampleur en Algérie. Ce qui frappe cette fois, c'est sans doute la soudaineté de la contestation, en grande partie née sur Facebook. Dans les rues, ni syndicats, ni partis. Ici, les manifestants sont avant tout des jeunes. Des jeunes dépolitisés.
"D'après les études, seuls 1% des jeunes Algériens sont membres d'un parti politique", rappelle à l'AFP Louisa Dris-Aït Hamadouche, professeure de sciences politiques à l'Université Alger 3. "Cela ne présage pas de l'émergence d'un discours politique". D'autant que leurs revendications ne sont absolument pas sociales ou économiques. "Les manifestants ont dit clairement ce dont ils ne voulaient pas, mais ils n'ont pas dit ce qu'ils voulaient", remarque d'ailleurs Louisa Dris-Aït Hamadouche.
Mouwatana, un collectif d'intellectuels pas si populaire
Si vendredi, la longueur des cortèges a marqué les esprits, notamment dans le centre d'Alger, où il est interdit de manifester depuis 2001, dimanche, premier jour de la semaine en Algérie, la mobilisation a été bien plus faible. Peut-être parce que les protestataires se réunissaient cette fois à l'appel du collectif Mouwatana.
Fondé en juin 2018, le mouvement, dont le nom signifie "citoyenneté" en arabe, peine traditionnellement à mobiliser au-delà de son milieu d'origine : partis d'opposition, militants associatifs, journalistes, avocats, artistes… "Vendredi, c'était populaire. Mouwatana, c'est un peu plus élitiste", expliquait alors à l'AFP le sociologue algérien Nacer Djabi.
Lundi, une centaine d'avocats se sont d'ailleurs rassemblés devant un tribunal de la capitale, brandissant des affiches sur lesquelles était inscrit : "Les avocats avec les citoyens". Les deux mouvements peuvent converger. Mais tous les contestataires ne se rassembleront pas derrière Mouwatana.
Une opposition trop divisée
Tous ne se rassembleront pas, non plus, derrière un candidat unique pour contrer Abdelaziz Bouteflika. Malgré quelques mairies et environ un tiers des députés, l'opposition ne pèse déjà pas bien lourd face au tout-puissant Front de libération nationale (FLN)… L'absence d'accord entre les différentes factions tend encore à les décrédibiliser.
Après plus de quatre heures de débat mercredi dernier, les responsables de plusieurs partis, parmi lesquels des candidats déclarés à la présidentielle, n'ont ainsi pas réussi à trancher, ni sur un profil à présenter, ni sur un éventuel un boycott collectif du scrutin. "Les négociations vont se poursuivre entre les différents acteurs opposés à la politique du fait accompli", écrivent-ils dans un communiqué, sans autre détail.
L'idée de ces discussions a été lancée par Abdallah Djaballah, président du Front pour la justice et le développement (FJD, islamiste) et ancien candidat à la présidentielle de 2004 face à Abdelaziz Bouteflika. Ali Benflis, ancien Premier ministre de Bouteflika, devenu son principal adversaire lors des présidentielles de 2004 et 2014, a lui aussi participé à la réunion, tout comme Abderrazak Makri, chef et candidat désigné du Mouvement de la société pour la paix (MSP, principal parti islamiste), qui ne cesse de répéter depuis l'annonce de sa candidature que si les élections se déroulaient sans trucage, il sortirait le premier du scrutin.
Preuve s'il en est de la difficulté de se rassembler, un autre candidat déclaré, le général à la retraite Ali Ghediri, arrivé il y a quelques mois de façon fracassante sur la scène politique algérienne, avait quant à lui décliné l'invitation, sans aucune explication. Deux partis historiques de l'opposition algérienne, le Front des forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), n'avaient eux pas été invités, ces deux formations laïques ayant annoncé boycotter la présidentielle. Louisa Hanoune, cheffe du Parti des Travailleurs (PT, extrême-gauche) et candidate lors des trois précédents scrutins présidentiels ? Pas conviée non plus.
Rachid Nekkaz, le "candidat" qui monte
Encore un qui n'était pas de la partie. Et pour cause : Rachid Nekkaz, un homme d'affaires de 47 ans, originaire du Val-de-Marne, mène sa barque en solitaire, fort de son million et demi d'abonnés sur Facebook. Partout où il se rend ces derniers jours, le natif de Villeneuve-Saint-Georges semble galvaniser les foules. Jusqu'à déranger le pouvoir en place. Samedi, à Alger, il s'est ainsi fait expulser de la manifestation par plusieurs hommes en civil, "des policiers", selon son directeur de campagne. Quatre jours plus tôt, une commune de province lui interdisait l'accès à sa mairie, rapporte même Le Parisien. En réponse, ses partisans ont décroché un immense portrait d'Abdelaziz Bouteflika.
Rachid Nekkaz, samedi dernier devant la mairie d'Alger © RYAD KRAMDI / AFP
En France, Rachid Nekkaz n'est pas vraiment un inconnu. Son combat contre les PV anti-burqa et l'interdiction du burkini l'ont rendu assez médiatique, tout comme ses nombreux coups d'éclat. En 2007 notamment, il déchire, en direct à la télévision, le parrainage d'un maire qu'il venait d'acquérir aux enchères, en vue de l'élection présidentielle. "Je ne suis pas prêt à tout pour être candidat", lâchait-il à l'époque sur LCI. Cette fois-ci, comme en 2012 d'ailleurs, il n'obtient pas le nombre suffisant de signatures.
En 2013, le Franco-Algérien rend son passeport français pour pouvoir se présenter de l'autre côté de la Méditerranée. La Constitution exige en effet que les candidats à la présidentielle aient exclusivement la nationalité algérienne. Sa candidature ne sera toutefois pas validée… Selon Rachid Nekkaz, le véhicule qui transportait ses formulaires de parrainage se serait tout bonnement perdu.
Cette année, la Constitution pourrait encore lui jouer des tours. Depuis 2016, les candidats doivent en effet apporter la preuve d'une résidence permanente exclusive en Algérie durant un minimum de dix ans, et ne jamais avoir acquis une nationalité étrangère. "Rachid Nekkaz, qui arrive à mobiliser chaque jour des foules impressionnantes, est-il devenu le nouvel homme à abattre ?", se demande le site francophone "Tout sur l'Algérie" (TSA), avant d'y répondre : "peut-être, mais on se demande s'il n'est pas déjà trop tard".
Et si Bouteflika n'y allait pas ?
Dans les faits, les manifestants n'ont finalement pas tant d'autres espoirs que celui du renoncement d'Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999. L'entourage du président, âgé de 81 ans et affaibli par les séquelles d'un AVC dont il a été victime en 2013, est en effet confronté à un choix crucial : passer en force ou désigner un autre candidat.
Si tel était le cas, la porte de sortie pourrait être médicale pour le chef d'État. Selon le site Alg24, Abdelaziz Bouteflika est d'ailleurs arrivé à Genève dimanche soir pour y passer des examens. Mais rien n'indique pour l'heure un tel scénario, surtout après les déclarations du Premier ministre, lundi. Aux cris de "Ni Bouteflika, ni Saïd", les manifestants ont par ailleurs déjà prévenu : s'ils ne veulent pas d'Abdelaziz Bouteflika, ils ne veulent pas non plus de son frère, souvent perçu comme son successeur potentiel. Pour rappel, en 2014, Abdelaziz Bouteflika avait été réélu pour un quatrième mandat avec plus de 80% des suffrages, comme à chaque fois depuis 1999.