Elle suscite moins de fantasme médiatique que la mafia italienne, russe ou que les cartels colombiens. Elle a longtemps été considérée comme secondaire car peu visible. Mais aujourd’hui, la mafia chinoise est désormais évaluée comme une "menace élevée" en France. Dans une récente note co-signée en début d’année par le renseignement douanier (DNRED) et le renseignement criminel (SIRASCO) qu’Europe 1 a consultée, les analystes dévoilent point par point la "capacité de résilience et d’adaptation hors norme" de la mafia chinoise sur le territoire.
Les groupes criminels chinois ont fait du blanchiment d’argent leur spécialité. Partout où la diaspora est installée, ils offrent leurs services aux mafias locales. Depuis 15 ans maintenant, les policiers observent discrètement, à travers leurs enquêtes, les mécanismes mis en place. Ce milieu a longtemps eu une réputation inaccessible et impénétrable. Mais à l’heure de la surveillance de la téléphonie mobile et des applications de messagerie, les connexions, les flux et les mécanismes de blanchiment se dévoilent peu à peu.
Alliances avec les autres groupes criminels
Une des premières leçons à tirer est la diversité du portefeuille d’alliances de la mafia chinoise avec les autres réseaux de trafiquants. Si les frontières du crime n’ont jamais été totalement hermétiques, la mafia chinoise a contractualisé des pactes avec d’autres acteurs du marché. Celui avec les cartels sud-américains et de l’arc caribéen est bien en place. Une récente enquête de l’office anti-stups français (OFAST) a ainsi démontré qu’en Guyane, la communauté asiatique, très implantée, blanchissait l’argent des trafiquants qui exportaient la cocaïne par voie maritime depuis le port de Dégrad des Cannes vers l’Europe occidentale.
Une autre connexion a été mise au jour avec les pays d’Europe de l’Est. L’année dernière, les douaniers ont découvert près d’1,3 million d’euros en espèce dans la remorque d’un camion conduit par des Polonais. Selon leurs déclarations, ce sont des Chinois qui s’étaient occupés des chargements et déchargements de la marchandise. Plusieurs enquêtes ont pu mettre en lumière un système de collecte de fonds utilisant des sociétés de fret polonais pour évacuer les espèces dans des camions sur un axe reliant Aubervilliers à la Pologne en passant par la République Tchèque.
Des escrocs franco-israéliens se sont eux aussi adjoints les services de la mafia chinoise. Ils achètent à prix d’or les RIB chinois pour transférer facilement des sommes importantes et se débarrasser des liasses de billets accumulées sur le territoire français. Ils saluent l’opacité des banques chinoises, peu regardantes et peu coopérantes avec les services fiscaux et judiciaires français.
"Blanchisseuse" des voyous en tous genres, la mafia chinoise offre aussi son expertise aux groupes criminels turcs, très actifs dans le secteur du bâtiment et de la construction en France. Sorte de banque occulte, c’est elle, là encore, qui rémunère, en espèce, les travailleurs non déclarés sur les chantiers, prenant en passant une commission. Même le "milieu corse", avec la bande ajaccienne du "Petit bar", s’est approchée des Chinois d’Aubervilliers à travers des intermédiaires pour décaisser leurs espèces conséquentes en leur possession.
"Un réseau mondial"
Si la mafia chinoise a gagné son rond de serviette à la table du crime international, c’est parce qu’elle est la seule qui contrôle, à cette échelle, l’activité marchande de la diaspora asiatique, présentée par le renseignement comme "une économie grise au service de la criminalité organisée".
Pour blanchir l’argent sale issu des stupéfiants et des escroqueries, la mafia chinoise s’appuie sur les centres grossistes textiles, véritables "machines à laver" des billets pour les réinjecter dans l’économie légale. Les enquêteurs identifient onze principaux "hubs" en Europe, dont trois en France : le CIFA (Centre international France Asie) d’Aubervilliers, le MIF (Marseille international fashion center) 68 de Marseille et le "Silk road Paris" de Tremblay-en-France, dont la proximité avec l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle en fait un site stratégique.
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Ces sites sont gérés directement par des grossistes chinois de la communauté Whenzhou ou vietnamienne d’origine chinoise comme c’est le cas en Pologne. "Ces centres offrent une opportunité considérable de fraudes diverses et de blanchiment d’argent", relèvent les rédacteurs de la note. Le plus important, celui d’Aubervilliers, rassemble 280 grossistes sur 40.000m², "site névralgique concernant le blanchiment d’argent opéré par la communauté chinoise".
Les mécanismes de blanchiment identifiés
C’est depuis ces "hubs" que des mules sont chargées de collecter les billets de banque avant de les transporter physiquement par voie aérienne, ferroviaire ou routière vers les pays de l’Est. L’ultime rapatriement en Chine se fait parfois même avec la complicité de membres d’équipage de compagnies aériennes, spécialement recrutées pour les aider dans leur trajet. Ce trafic dit "de fourmi" est très compliqué à désorienter pour les policiers, puisqu’un réseau démantelé est immédiatement remplacé par un autre.
La mafia chinoise offre aussi des services "clés en main" de compensation pour les autres mafias. Comme en livrant du textile au Maroc, via l’Espagne et les enclaves de Ceuta et Melila, en échange d’argent issu du trafic de stupéfiants des cités parisiennes. Les espèces peuvent alors être écoulées dans les casinos et les cercles de jeux. Plusieurs enquêtes récentes ont montré que des prêts avec des intérêts élevés étaient contractés auprès de joueurs de casinos endettés.
En région parisienne, ce sont les bars-tabacs PMU qui servent de pivot de blanchiment. Ils sont souvent rachetés "de manière opaque" par des jeunes Chinois qui ont aussi la nationalité française. "L’enseigne est ensuite en pratique gérée de manière clanique, les parents pouvant notamment être salariés de l’entreprise. […] Or, [les services] ont pu observer que plusieurs jeunes acquéreurs de bars-tabac avaient pour parents [des individus] défavorablement connus pour des faits de criminalité financière", peut-on lire dans ces 16 pages, graphiques et cartes à l’appui. Dans ces sociétés économico-familiales, la figure centrale est le père. Mais il n’apparait que rarement dans les statuts. La durée de vie des entreprises est souvent courte et les gérants de paille remplacés par des membres de la famille élargie, ce qui complexifie les contrôles au long court.
Enfin, autre pratique très développée, celle du "daigou", ou "achat pour autrui", qui consiste à "instrumentaliser les touristes chinois" qui bénéficient de la détaxe en tant que voyageur non-résident de l’union européenne "en leur faisant acheter, contre rémunération, des produits de luxe pour le compte du réseau". Plusieurs enquêtes ont mis en évidence les liens entre des agences de voyage, des sociétés de transports qui prennent en charge les touristes chinois à Paris et les triades asiatiques.
Une stratégie globale de la Chine
La France et plus largement l’Europe sont un terrain de jeu quasi-inépuisable pour la mafia chinoise qui profite pleinement des ambitions de Pékin, véritable "usine du monde". Le projet de "Nouvelle route de la soie" lancé en 2013 par le président Xi Jinping vise à intégrer la Chine dans un ensemble eurasiatique plus large englobant 68 pays, 4 milliards d’habitants et 62% du PIB mondial. Pour cela, les investissements chinois se sont multipliés dans les infrastructures portuaires et ferroviaires.
Depuis 2013, le gouvernement chinois a investi dans 14 ports européens et détient des parts dans ceux de Dunkerque, du Havre et de Nantes. Or les ports européens sont aujourd’hui saturés et le taux maximal des contrôles de marchandises fixés par l’Europe pour des raisons de fluidité du trafic n’est que d’environ 5%. Une opportunité sans égal pour les fraudes liées au droits de douanes. DU côté du rail, Pékin subventionne les infrastructures pour raccourcir les délais de transport entre la Chine et l’UE. Mais la guerre en Ukraine remodèle la carte du fret ferroviaire. Les voies du Nord qui passent par la Russie, la Biélorussie ou l’Ukraine sont abandonnées, au profit du corridor central qui traverse le Kazakhstan, l’Azerbaïdjian, la Géorgie et la Roumanie.
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Régulièrement, les gabelous ouvrent "des conteneurs de marchandise déclarés pour 8.000 euros alors que leur valeur réelle peut atteindre 150.000 à 200.000 euros". Un manque à gagner considérable pour les Etats. En 2019, la commission européenne estimait que l’écart entre la TVA due et celle réellement entrée dans la caisse était de 13 milliards d’euros rien que pour la France (140 milliards d’euros pour l’ensemble des états membres).
"J’appelle ça un pillage à grande échelle. C’est à mon sens l’une des plus grandes menaces criminelles en France avec le narcobanditisme", estime un ancien attaché de sécurité intérieure en poste à Pékin. "Cette quasi-prédation s’organise, si ce n’est avec la complicité du gouvernement chinois, du moins avec son aval", poursuit-il. Un jeu de dupe diplomatique d’ailleurs avec les entreprises et les autorités françaises : "La police chinoise médiatise régulièrement des saisies de contrefaçons dans les usines. Elle les détruit. Mais elle sait très bien que ce n’est qu’une infime partie du trafic", conclut-il.