Les attaques des combattants ayant prêté allégeance au groupe Etat islamique se multiplient dans le sud des Philippines, dans la région de Mindanao. Mardi, une centaine de militants de l'EI sont entrés dans la ville de Marawi, y tuant cinq soldats. Ils ont également capturé dans une église un prêtre et un nombre indéterminé d'autres personnes. Le chef de la police locale a également été décapité, a affirmé mercredi le président philippin Rodrigo Duterte.
Pour faire face à cette menace, le chef de l'Etat a décidé de mettre en place un régime d'exception dans cette région du pays : la loi martiale, qui permet à l'armée d'agir en toute impunité. Mais comment le pays en est-il arrivé là? La menace islamiste est-elle à prendre au sérieux ? Sophie Boisseau du Rocher, docteur en sciences politiques, chercheuse associée au centre Asie de l'institut français des relations internationales, nous éclaire.
- Comment expliquer la situation aux Philippines ?
De violents et sporadiques combats opposent régulièrement les forces militaires nationales aux insurgés musulmans, notamment sur la grande île de Mindanao où vivent plus de 80 % des Musulmans philippins. Depuis les années 1970, les musulmans (environ 8 % de la population de l'archipel), qui se trouvent principalement dans l'île de Mindanao, revendiquent plus d'autonomie voire pour certains groupes, l'indépendance de l'île, mais leurs revendications n'ont pas été entendues par les gouvernements successifs.
Aujourd'hui, différents groupes musulmans coexistent aux Philippines, comme le MILF (Front de Libération Islamique Moro), le MNLF (Front Moro de Libération Nationale) ou le BIFF (Combattants islamiques pour la Liberté de Bangsamoro). Il existe aussi des groupes criminels comme Abou Sayyaf, qui fait régulièrement parler de lui en prenant des otages et en demandant des rançons très élevées. Ils veulent établir un califat islamiste qui comprendrait également la Malaisie et l'Indonésie (deux pays à majorité musulmane). Or, quand ces groupuscules se rattachent à un mouvement beaucoup plus large et beaucoup plus organisé, comme l'Etat islamique, ils bénéficient d'une logistique puissante et donne évidemment à leurs actions un écho impressionnant.
- Quels sont leurs liens exacts avec l'Etat islamique ?
Comme Al Quaeda précedemment, l'EI a des antennes dans la région et a identifié l'Asie du sud-est comme une zone prioritaire pour mener son combat. Certains groupes comme Abou Sayyaf ont d'ailleurs porté allégeance à l'EI. On sait qu'il y a des combattants philippins, malaisiens, indonésiens qui sont partis en Syrie. Leur endoctrinement et leur expérience du combat, leur apprentissage des modes opératoires terroristes soulèvent des craintes fondées dans leur pays.
- Peut-on craindre que l'EI s'implante durablement aux Philippines comme il a pu le faire en Irak et en Syrie ?
C'est une hypothèse qu'il faut écarter. Car les Philippines sont composées à 85 % de catholiques. Dans le pays, la menace radicale est cantonnée au sud de l'archipel et pour le moment, elle reste sous contrôle. En revanche, l'Indonésie ou la Malaisie présente des risques plus importants; l'Indonésie, premier pays musulman au monde avec 235 millions de pratiquants, constitue un enjeu décisif. On sait que ces groupes ont des liens entre eux et qu'ils pourraient organiser une riposte coordonnée.
- L'instauration de la loi martiale est-elle selon vous justifiée ?
On peut en tout cas s'étonner qu'elle ait été décrétée aussi facilement. Le président a agi de façon relativement impulsive car cette menace islamiste n'est pas nouvelle. Le problème est ancien, il est connu, voire déploré (on compte environ 150 000 morts depuis les années 1970), la ville de Marawi inquiète par ses dérives radicales. Et ce n'est pas la loi martiale qui va régler le problème. Celui ci est d'abord politique. Il faut apaiser la situation sur le terrain, contrôler ces groupes mais surtout engager avec eux un dialogue. A l'inverse, cette loi peut radicaliser la situation sur le terrain et justifier pour ces groupes un soutien plus engagé de l'EI.
Cette décision est d'autant plus inquiétante que le président Rodrigo Duterte a menacé d'étendre la loi martiale à tout l'archipel. Il pourrait alors utiliser cette loi pour mener d'autres combats, notamment contre les trafiquants de drogue sans avoir à se justifier. Dans les années 1970, le président Ferdinand Marcos avait fait de même, utilisant "le prétexte" de la menace communiste pour venir à bout d'une opposition interne qui finira par le renverser en 1986.