Pour prendre la mesure de la dégringolade de Mohammed ben Salmane, il suffit de se pencher sur ses initiales. Jusqu'à il y a quelques jours, et en dépit de coups d'éclat déjà tonitruants, "MBS" restait le prince héritier d'Arabie saoudite, appelé à monter sur le trône après son père mais déjà, aux yeux d'une bonne partie de la communauté internationale, artisan des transformations sociales et économiques de son pays. Depuis qu'a éclaté l'affaire Jamal Khashoggi, du nom de ce journaliste saoudien en exil assassiné et démembré en Turquie, le jeune dirigeant a été rebaptisé. "MBS" signifie désormais, dans les colonnes des médias anglo-saxons comme sur les pancartes des personnes qui manifestent contre son impunité, "Mr Bone Saw", "Monsieur Scie à os".
De fait, la mort de Jamal Khashoggi, dans des conditions atroces mais qu'il faut encore éclaircir, a porté un sacré coup à l'image et l'influence de Mohammed ben Salmane. Celui qui s'était montré aux élites saoudiennes comme aux pays occidentaux sous les traits d'un jeune homme avide de modernité et de réformisme apparaît désormais comme un dirigeant autoritaire, qui n'hésite pas à user de la force pour se débarrasser de tous ceux qui se mettent en travers de son chemin.
L'ascension fulgurante d'un fils à papa
Rien ne prédestinait pourtant celui qui vient de fêter son 33e anniversaire à accéder aux plus hautes fonctions en Arabie Saoudite. D'abord parce qu'il n'est pas l'aîné de sa fratrie et que, dans le système adelphique saoudien, où le pouvoir se transmet de frère en frère, il était jusqu'en 2011 très, très loin de pouvoir prétendre au trône. "Ce n'était qu'un prince obscur", explique Nabil Mouline, historien et politologue, chargé de recherches au CNRS. "Son ascension fulgurante est le fruit de la fortune, au sens machiavélien du terme. MBS a joué du hasard, puis de l'effet de surprise."
Les décès naturels de ses deux frères en 2011 puis 2012 permettent au père de Mohammed ben Salmane de monter en grade et devenir ministre de la Défense. Son fils avance dans son sillage, profitant du fait que le paternel, atteint d'Alzheimer, se repose en réalité beaucoup sur lui. Il devient directeur de cabinet et "acquiert un pouvoir énorme en quelques mois", poursuit Nabil Mouline. "Il tisse des liens avec les élites saoudiennes et les décideurs occidentaux." Parallèlement, le jeune prince se débarrasse de ses cousins mieux placés que lui dans l'ordre de succession. Tant est si bien qu'en 2015, lorsque son père devient roi et lui ministre de la Défense, il n'en reste plus qu'un, qu'il ne tardera pas à marginaliser aussi.
" Il n'a jamais quitté le pays et ne s'est donc jamais séparé de son père, dont il est devenu le favori. En réalité, c'est un vrai fils à papa. "
L'autre handicap qui aurait dû ralentir, pour ne pas dire oblitérer totalement la course au pouvoir de Mohammed ben Salmane, c'est son manque de formation. Le jeune homme n'a guère suivi qu'une licence d'administration publique à l'université du Roi-Saoud, à Riyad. "Contrairement à ses frères, qui ont fait de brillantes études dans les meilleures universités occidentales, MBS est très mal formé", rappelle Nabil Mouline. Mais cette faiblesse est devenue une force. "Il n'a jamais quitté le pays et ne s'est donc jamais séparé de son père, dont il est devenu le favori. En réalité, c'est un vrai fils à papa." Ce qui finit toujours par payer dans un pays où le pouvoir reste en famille.
Un autre facteur a joué en sa faveur. En 2016, l'élection de Donald Trump donne un véritable élan à Mohammed ben Salmane. Proche du gendre du président américain, Jared Kushner, MBS obtient un soutien inconditionnel des Etats-Unis qui poussent aussi le reste de la famille royale, pourtant en train de se voir évincée, à ne pas réagir. L'année suivante, lorsque le roi ben Salmane prive de toutes ses fonctions le dernier cousin encore en lice, ben Nayef, Mohammed devient par décret le nouveau prince héritier. Du fait de la maladie de son père, cela équivaut en réalité à monter sur le trône lui-même.
Sous le vernis du réformisme, l'autoritarisme
Une fois au pouvoir, Mohammed ben Salmane se lance dans une véritable purge. Il destitue, emprisonne et assigne à résidence à tour de bras. Le paroxysme de cette "répression sans précédent", selon Nabil Mouline, est atteint lors de l'épisode du Ritz-Carlton, lorsque fin 2017 quelque 200 personnes, dont de nombreux princes, sont confinées de force dans cet hôtel de Riyad dans le cadre d'une opération anticorruption. Se met alors en place ce que le chargé de recherches au CNRS qualifie de "pouvoir dur, autoritaire et fortement personnalisé". "MBS est très versatile, mais aussi très rancunier à l'égard d'une famille qui a probablement dû mal le traiter lorsqu'il n'était personne", avance le spécialiste.
" Ses familiers et certains visiteurs évoquent [son] tempérament impétueux, sinon violent, ainsi que ses emportements : des manifestations d'impatience, y compris physiques. "
Jamal Khashoggi lui-même, qui était proche du prince héritier avant d'être contraint à l'exil, parle d'un "leader tribal démodé" dans le dernier entretien avant sa mort, accordé à Newsweek. "Il croit principalement en lui-même et ne fait confiance à personne d'autre. Il ne vérifie rien, n'a pas de conseillers à proprement parler." Les quelques hommes qui gravitent autour de lui sont des "voyous", selon le journaliste assassiné. "Ses conseillers sont aussi mal formés, impulsifs et dépensiers que lui", précise Nabil Mouline. "Les gens considérés comme sages et expérimentés ont été écartés." La journaliste Christine Ockrent, qui a consacré un ouvrage au Prince mystère de l'Arabie (éd. Robert Laffont), raconte au Point que le jeune homme est caractériel. "Ses familiers et certains visiteurs évoquent, avec plus ou moins de précaution, [son] tempérament impétueux, sinon violent, ainsi que ses emportements : des manifestations d'impatience, y compris physiques."
Pourquoi donc, au vu de ce pedigree digne du stéréotype d'un dictateur, l'hégémonie de MBS n'a-t-elle pas été remise en cause plus tôt ? Il y a, bien sûr, des raisons géopolitiques. On ne donne pas si facilement des leçons de démocratie au premier producteur de pétrole du monde, d'autant moins lorsque celui-ci promet de jouer un rôle central, au niveau régional, dans la lutte contre les djihadistes. Mais Mohammed ben Salmane porte aussi avec lui quelques espoirs lorsqu'il arrive au pouvoir. Sa jeunesse séduit une partie de l'élite saoudienne fatiguée par la gestion gérontocratique du pays. Celui qui se définissait auprès de The Economist en 2016 comme un "thatchérien" promet aussi d'entreprendre des réformes économiques et sociales profondes, en travaillant sur la diversification des activités d'un État qui ne dépend quasiment que du business pétrolifère.
Les commentateurs nationaux comme étrangers "ont tendance à confondre jeunesse et modernisme", analyse Nabile Mouline. "MBS a appliqué la technique de la communication performative, qui consiste, à chaque crise du régime, à sortir quelques mesures cosmétiques pour donner l'impression d'un changement dans des domaines comme le divertissement, le droit des femmes ou la réforme de l'islam."
" Au fond, MBS n'a rien changé au système. C'est vrai qu'il y a eu un espoir quand il est arrivé. Mais un jour, il entreprend une réforme libérale, le lendemain, il fait machine arrière. "
C'est ainsi que le jeune prince héritier est celui qui, cette année, a permis aux femmes de conduire et à tous les Saoudiens de retourner au cinéma. Une simple "illusion" pour Rana Ahmad, saoudienne exilée en Allemagne et devenue militante pour les droits des femmes. "C'est un stratagème pour faire croire à une évolution", explique-t-elle au JDD. "Au fond, MBS n'a rien changé au système. C'est vrai qu'il y a eu un espoir quand il est arrivé. Mais les femmes restent sous la tutelle des hommes, de leur père, de leur époux, de leurs frères. Le prince ben Salmane me semble très versatile et instable. Un jour, il entreprend une réforme libérale, le lendemain, il fait machine arrière."
Quant au bilan économique de l'héritier, il reste tout aussi mince. "Il est arrivé au pouvoir il y a quatre ans, c'est l'équivalent d'un mandat américain, et à part les effets d'annonces, il n'y a rien eu", assène Nabil Mouline. Le chômage chez les jeunes, qui représentent 75% de la population saoudienne, est toujours endémique. La dépendance au pétrole est toujours là. "Le pain et les jeux n'y changeront rien, la situation économico-sociale du pays est une poudrière aujourd'hui."
Un prince fragilisé par l'affaire Khashoggi
L'assassinat de Jamal Khashoggi jette une lumière crue sur la personnalité et les méthodes de Mohammed ben Salmane. "Toute l'opération de légitimation fondée sur une rhétorique moderniste est mise à mal", observe Nabil Mouline. "Le prince apparaît autoritaire et sanguinaire, et cela sape son autorité qui ne repose plus guère que sur la religion." L'hyper-personnalisation du pouvoir, qui avait fait la force de l'héritier, pourrait bien se retourner contre lui si la famille royale décide de le désigner seul responsable de ce fiasco afin de conserver le pouvoir...et le soutien des Etats-Unis.
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L'attitude de l'administration Trump sera en effet décisive. "La Maison-Blanche pourrait par exemple dire : 'si vous changez de prince héritier et assurez une belle transition, on passe l'éponge'", anticipe Nabil Mouline. La destitution de MBS deviendrait alors plus que probable. Mais le positionnement de Donald Trump dépend lui-même de nombreux facteurs, notamment de sa capacité à conserver une majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat, début novembre. Comme le résume le chargé de recherches au CNRS, "les équilibres sont très fragiles, on ne sait pas du tout comment cela va évoluer". Selon lui, les chances pour Mohammed ben Salmane de se relever de cette crise ou de sombrer sont d'environ 50/50. Le prince héritier voit-il la fin de son heure de gloire venir ? En 2016, dans les colonnes de The Economist, il se disait imperméable à ce genre de craintes. Et paraphrasait Churchill : "avec les crises viennent les opportunités."