"Il m'a servi de fil rouge pour essayer de faire un tableau des vingt dernières années sur la corruption française", résumait Pierre Péan sur Europe 1, en septembre 2011. Auteur de La République des mallettes (Ed. Fayard), le journaliste était l'un des premiers à s'être penché sur l'incroyable destin de l'homme d'affaires Alexandre Djouhri, intermédiaire financier aux multiples casquettes, au coeur des réseaux du pouvoir. Depuis, le quinquagénaire, soupçonné d'être impliqué dans un possible financement libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, s'est fait beaucoup plus discret. Refusant de se rendre aux convocations des enquêteurs à Paris, il a finalement été arrêté et placé en garde à vue à Londres, lundi.
Proche d'Anthony Delon. Pour accéder aux ors de la République, Alexandre Djouhri n'est pas passé par les traditionnelles grandes écoles. Né à Saint-Denis en 1959, élevé à Sarcelles, l'enfant prénommé "Ahmed" par ses parents, soudeur et mère au foyer, se renomme de son propre chef, en hommage à Alexandre Le Grand. "Il est né dans une banlieue pauvre et il est devenu riche", résumera plus tard l'ancien ministre Claude Guéant, dont le nom revient également dans le dossier du financement libyen.
Dans les années 1980, le trentenaire entame une vie de caïd dans la banlieue nord. Un temps proche d'Anthony Delon, il l'aide à monter sa marque de vêtements, sans grand succès, rapporte l'Express. À plusieurs reprises, la police le soupçonne d'être impliqué dans des règlements de compte, sans pouvoir le prouver. En 1986, blessé par balles et alors que des traces de poudre sur ses mains suggèrent qu'il a pu riposter, "Monsieur Alexandre", comme il se fait appeler, tient tête aux enquêteurs. Il ne sera jamais poursuivi.
"Rendre des services". Alexandre Djouhri voit plus grand. En boîte de nuit, il rencontre Fara M'Bow, le fils du directeur général de l'Unesco à Paris. "À partir de là, il se constitue un réseau en Afrique", explique Pierre Péan. "Il a une capacité à nouer des relations avec les gens, avec des politiques, des chefs d'État, des ministres africains… Et, petit à petit, à leur rendre des services. Il va en cela devenir un personnage de plus en plus important", estime le journaliste.
Successivement acteur de la Françafrique via le renseignement, puis la diplomatie, Alexandre Djouhri se rapproche de l'exécutif français. Sous Jacques Chirac, l'intermédiaire est très proche de Dominique de Villepin, alors Premier ministre. Une proximité qui fera dire à Pierre Péan qu'il n'est "pas absurde" de considérer que l'homme d'affaires a joué un "possible rôle" dans l'affaire Clearstream. Dans les années suivantes, il noue des liens avec Nicolas Sarkozy, participant notamment au dossier de la libération des infirmières bulgares.
Strauss-Kahn, Dassault, Proglio… Mais selon Le Monde, le réseau tentaculaire de l'ancien caïd ne se limite pas au monde politique. Le quotidien lui prête notamment des relations privilégiées avec Dominique Strauss-Kahn, Serge Dassault ou encore l'ex-patron d'EDF, Henri Proglio. En 2011, alors qu'il attaque l'Express en diffamation, Alexandre Djouhri se présente au tribunal comme le dirigeant d'un "groupe de sociétés qui a notamment pour objet de participer, en association avec des groupes industriels français de premier plan, à des investissements importants dans les pays étrangers", et comme étant "amené à intervenir dans les négociations de contrat ou de marchés représentant des enjeux économiques et financiers considérables".
Après 2012, l'homme d'affaires se tourne vers de nouveaux marchés, principalement en Chine et en Russie. Un an plus tard, les juges d'instruction du pôle financier de Paris commencent à enquêter pour vérifier les accusations lancées par l'ancien président libyen Mouammar Kadhafi et son fils Seif el-Islam, sur le financement de la campagne de 2007. Une série de longs témoignages et d'éléments troublants, dont la vente suspecte d'une villa au prix "très surévalué" pointent vers Alexandre Djouhri, qui pourrait en être le propriétaire. Après 2015, l'homme d'affaires ne met presque plus le pied sur le sol français.
À Alger en présence de Macron. Pendant cette période passée à l'étranger, le quinquagénaire n'abandonne pour autant ni ses affaires, ni son goût pour le pouvoir : selon Le Canard Enchaîné, il assiste en décembre dernier à une soirée organisée à Alger lors d'un déplacement d'Emmanuel Macron. "Il a été invité par l'ambassade. Ce n'est pas la première fois que ce monsieur tente de croiser le président", confirme alors un porte-parole de l'Elysée au Lab, ajoutant que cette insistance a mis le chef de l'Etat "en colère".
Moins d'un mois plus tard, c'est à l'aéroport d'Heathrow que l'ancien proche des politiques a été interpellé, dimanche. En vertu d'un mandat d'arrêt pour "fraude" et "blanchiment d'argent", il a été placé en garde à vue et devrait comparaître mercredi afin de fixer une date d'audience d'extradition vers la France, où il risque une mise en examen.