Pour sacraliser la parole présidentielle, Jacques Chirac, sur les conseils du publicitaire Jacques Pilhan, avait choisi de cultiver la rareté de ses interventions. À rebours de cette retenue, l’omniprésence médiatique de Nicolas Sarkozy, en particulier au début de son quinquennat, lui a valu le qualificatif, pas toujours mélioratif, d’hyperprésident. Entre ces deux extrêmes, la stratégie d’Emmanuel Macron balance. Relativement silencieux après son arrivée à l’Elysée, au point d’avoir attendu cinq mois avant d’accorder une première interview, le chef de l’Etat multiplie cette semaine les apparitions télévisées.
Alors qu’il a déjà répondu pendant une heure jeudi aux questions de Jean-Pierre Pernaut dans le 13H de TF1, le chef de l’Etat revient dimanche soir sur BFMTV/RMC et sur le site de Mediapart, pour une interview de deux heures, conduite par Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel. Deux entretiens télévisés, pour un total de trois heures de direct, en trois jours seulement.
Une séquence de reconquête
La prise de parole d’Emmanuel Macron trouve sa justification au regard du contexte social, de plus en plus tendu : la colère des cheminots, la mobilisation étudiante, la grogne des retraités à cause de la hausse de la CSG, et, depuis le début de la semaine, celle des militants évacués manu militari du site de Notre-Dame-des-Landes. "Les fronts sociaux s’ouvrent de toutes parts, sans que l’on en voit les limites pour l’instant. La période est particulièrement difficile pour le pouvoir", analyse ainsi auprès d’Europe 1 Philippe Moreau Chevrolet, spécialiste de la communication politique et président de MCBG Conseil.
D’où cette séquence médiatique de défense et de reconquête en deux volets. "Avec le 13H de Jean-Pierre Pernaut, Emmanuel Macron s’est adressé à un électorat populaire de droite, composé des retraités qui ont voté pour lui et dont il est en train de perdre la confiance", résume le communicant. "En allant parler à Jean-Jacques Bourdin et à Edwy Plenel, il s’adresse cette fois à une élite urbaine, active et plus à gauche", poursuit-il.
Une parole qui se met en scène…
Mais à trop parler, ne risque-t-on pas de lasser ? "Il peut démonétiser sa parole", avertit dans les colonnes du Figaro Arnaud Benedetti, professeur associé en histoire de la communication à l'Université Paris IV La Sorbonne. Mais pour Philippe Moreau Chevrolet, la capacité du chef de l’Etat à créer l’événement doit aussi le garantir du risque de banalisation. Le 13H de TF1, délocalisé en campagne, dans une école, était un inédit pour un président de la République que l’on attend plutôt à la grande messe du 20H. Il était interrogé par un Jean-Pierre Pernaut peu coutumier des interviews présidentielles. À noter que le journaliste avait déjà conduit, en duo avec Yves Calvi, un entretien de Nicolas Sarkozy en octobre 2011. À l’époque, il avait été qualifié de "médiateur entre le président et son cœur de cible électoral […] : un public âgé, provincial, conservateur et inactif", par un certain Bruno Roger-Petit pour L'Obs, et devenu depuis… porte-parole de l’Elysée.
Dimanche soir, le décor change du tout au tout. La petite école de campagne laisse place au foyer monumental du théâtre du Palais de Chaillot, avec vue sur la tour Eiffel. Emmanuel Macron, en passant de TF1 à une chaîne d’information en continu et un site d’investigation, devrait aussi renouveler son registre et donc son discours.
" Emmanuel Macron va passer en trois jours de Charles de Gaulle à Steve Jobs "
La fracture sociale pourrait laisser place à des questions sur la laïcité après une prise de parole polémique au Collège des Bernardins ; sur la réforme des institutions, dont certaines orientations soulèvent l’opposition de la droite, ou encore sur la réduction du déficit, alors que le gouvernement n’entend pas redistribuer la "cagnotte fiscale". Mais c'est surtout la Syrie qui devrait être au centre du débat, au lendemain des frappes aériennes menées par la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis.
La diversité des auditoires doit aussi permettre à la parole présidentielle d’adapter son efficacité. "Les petites phrases ne seront plus les mêmes. Au journal de 13H, il martèle à une France populaire : ‘je fais ce que je dis et je fais preuve de fermeté’. À 20h35 sur BFMTV, il aura sans doute le souci de montrer aux cadres que le rêve de start’up nation qu’il leur a vendu pendant la campagne présidentielle existe. Pour reprendre la main, il va passer en trois jours de Charles de Gaulle à Steve Jobs", ironise Philippe Moreau Chevrolet.
… et en danger
Face à Jean-Jacques Bourdin et à Edwy Plenel, le premier étant réputé pour sa pugnacité, et le second pour ses prises de position, Emmanuel Macron aura sans doute aussi affaire à une interview plus offensive. "Quand il a annoncé TF1, dans Paris on a dit : ‘c’est gnian-gnian’ […] Et tout d’un coup, Macron dit : ‘j’ai compris. Vous voulez qui ? Moi, je prends les deux plus grandes gueules, Bourdin et Plenel. Et je les prends pendant deux heures. Vous voulez me défoncer ? Allez-y les enfants !’", a commenté sur le plateau de France 5 Daniel Cohn-Bendit, soutien et proche du fondateur d’En Marche ! pendant la présidentielle. "C’est une prise de risque, mais face à un auditoire qui a précisément cette culture du risque", en l’occurrence des entrepreneurs, des jeunes cadres et des dirigeants d’entreprise, abonde Philippe Moreau Chevrolet.
Un solo sans orchestre
Mais ce qui alerte le spécialiste, c’est la solitude apparente du chef de l’Etat, seul acteur de cette vaste opération com’. "Il n’y a pas d’orchestre autour de lui, il joue sa partition en solo", relève-t-il, estimant que les autres membres du gouvernement sont restés peu audibles. "Les gens qui l’épaulaient au début du quinquennat sont sortis du champ médiatique. Le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, n’a pas l’importance et la pétulance d’un Christophe Castaner", pointe-t-il. Arnaud Benedetti abonde en ce sens, toujours auprès du Figaro : "Son Premier ministre s'est exprimé récemment sur France Inter et dans Le Parisien, mais il ne lui fait pas suffisamment bouclier".
L’isolement d’Emmanuel Macron s’explique aussi par la jeunesse du mouvement qui l’a porté au pouvoir. Point de cacique ou de figure tutélaire dans les couloirs d’En Marche !, susceptible de se faire l’écho du verbe présidentiel devant l’opinion, à l’inverse des autres partis de gouvernement comme le PS ou Les Républicains. "Emmanuel Macron aurait même pu s’éviter de prendre la parole si une vraie campagne de soutien aux réformes avait été lancée. Mais il semble qu’En Marche ! ait perdu les capacités de mobilisation qui ont fait son succès pendant la présidentielle". Sur ce point, le risque d’usure est bien réel pour le président, seul à monter au front.